La Biennale Traces en Auvergne-Rhône-Alpes :
Enjeux d’un réseau d’acteurs régionaux pour penser les mémoires, l’histoire et l’actualité du fait migratoire
Les processus migratoires, longtemps exclus de la narration nationale, accèdent désormais à une forme de visibilité dans l’espace public, notamment à partir des initiatives de chercheur.se.s et « entrepreneurs de mémoire1 » : associations militantes, artistes, musées ou collectivités territoriales2. Le réseau Traces en Auvergne-Rhône-Alpes3 est un « réseau-forum » à géométrie variable, réunissant des collectifs artistiques, des associations oeuvrant dans le champ social ou culturel, diverses institutions publiques à vocation patrimoniale et des chercheur.se.s en sciences sociales. Ce réseau est né à la fin des années 1990 au sein et à partir d’une autre association régionale, ARALIS (Association Rhône-Alpes pour le Logement et l’Insertion Sociale)4. Depuis sa création, Traces ne cesse d’interroger la place et les représentations des catégories dites « immigrés », et aujourd’hui « migrants », dans les processus de mémorialisation régionaux. Ce réseau est à l’initiative d’une biennale culturelle, dont la première édition s’est tenue en 2000. Cet article revient sur le rôle et le sens de Traces dans les processus de patrimonialisation des mémoires associées à l’immigration, et en particulier sur la dernière édition de sa biennale intitulée « Vous avez dit (crise des) migrants ? Figures d’hier et d’aujourd’hui » qui s’est tenue du 2 novembre au 9 décembre 2016 dans l’ensemble de la région Auvergne-Rhône-Alpes.
Des luttes sociales des « travailleurs immigrés » à la mise en lumière des mémoires de l’immigration
Dans la deuxième moitié du XXe siècle, la première grande mobilisation pour la reconnaissance des droits des immigrés en France correspond à la grève du loyer des foyers Sonacotra dits « foyers prisons», en 19755. La nécessité de s’opposer à une « xénophobie de gouvernement »6 de plus en plus partagée par la classe politique et les administrations, s’est traduit par la création à Paris de la revue Sans frontière en 1979 qui entendait donner la parole aux immigrés7. Comme en témoigne le parcours du co-fondateur de l’association Génériques8, Saïd Bouziri, l’engagement pour la cause palestinienne glisse vers la question immigrée au sein de l’usine pour une égalité des droits entre travailleurs de toute origine9 et, plus largement, vers une dénonciation des crimes racistes. A cette même époque dans la région Rhône-Alpes, des organisations telles que le Comité de Solidarité avec les Travailleurs Immigrés de Savoie (CSTIS), l’Office Dauphinois pour les Travailleurs immigrés (ODTI) ou l’Association Dauphinoise pour l’Accueil des Travailleurs Étrangers (ADATE), accompagnent au quotidien les populations immigrées ou exilées, pour beaucoup stigmatisées : accueil, assistance juridique, cours d’alphabétisation, dénonciation des conditions de vie dans les bidonvilles, aide aux travailleurs vieillissants et action culturelle co-construites avec les personnes concernées (cinéma, théâtre10). Ces démarches reposent sur l’engagement d’individus (travailleur.se.s sociaux, chrétien.ne.s de gauche, syndicalistes, militant.e.s de l’éducation populaire) qui, malgré l’hétérogénéité de leurs positionnements sociaux et politiques, se trouvent réunis autour de la nécessité de lutter contre les injustices migratoires11. Les années 1980 voient l’apparition des revendications politiques dans l’espace public des « enfants illégitimes »12 de l’immigration, notamment issue du Maghreb13. Ceux-ci s’organisent de plus en plus politiquement pour dénoncer la xénophobie et les discriminations14, à travers notamment la Marche pour l’égalité et contre le racisme en 1983, initiée par différents acteurs de l’agglomération lyonnaise15. Au cours des années 1990, la résurgence de la mémoire de la guerre d’Algérie et les premières lois mémorielles (loi Gayssot en 1990) – dans le contexte d’un relatif succès électoral du Front National – accompagnent l’essor de mouvements revendiquant la reconnaissance du rôle de l’immigration dans l’histoire française. Les questions mémorielles investissent alors l’espace public avec, pour ce qui concerne la thématique migratoire, la mobilisation d’associations intergénérationnelles de personnes désignées comme immigrées ou qui se perçoivent comme telles. La diffusion du documentaire Mémoires d’immigrés de Yamina Benguigui en 1997 s’inscrit dans ces mêmes processus de mémorialisation. Comme l’ont montré Mustapha Belbah et Smaïn Laacher, l’approche mémorielle a eu pour effet le passage des « luttes politiques traditionnelles » (en particulier les actions syndicales) à « la lutte culturelle et l’action sur les représentations symboliques »16. La mémoire est aussi l’objet d’interventions socio-culturelles encouragées par les pouvoirs publics, notamment dans le cadre de ce qui est désormais appelé la « politique de la ville »17. Le lien établi par certains éditorialistes et élus entre « crise des banlieues18 » et immigration conduit les pouvoirs publics à encourager, voire susciter des actions de « collectes de mémoire » auprès des habitants des quartiers défavorisés19 qui génèrent des débats sur la place l’immigration dans la mémoire collective, mais aussi en tant qu’objet de recherche pour les sciences sociales. L’ouverture de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration à Paris en 2007, renommée en 2012 Musée national de l’histoire de l’immigration, s’inscrit dans la continuité de ces débats à la fois politiques et épistémologiques20. Soulignons, dans la genèse de cet établissement public, le rôle crucial joué par des associations pionnières comme Génériques ou Aida à Paris et certains réseaux régionaux (Traces en Rhône- Alpes, Approches Cultures et Territoires en PACA, Ancrages à Marseille, Origines contrôlées à Toulouse, Strasbourg-Méditerranée, Réseau Histoire Mémoire de l’Immigration en Aquitaine, etc.). Au cours des années 2000, alors qu’une inflation commémorative « par en haut » est largement critiquée, la démocratisation d’internet offre un nouveau terrain d’expression pour des mémoires marginalisées21, à travers notamment la mise en ligne de généalogies familiales ou de parcours migratoires. Leur large diffusion via les réseaux sociaux sert de caisse de résonance à de nouveaux questionnements sur la construction mémorielle22 .
Genèse de Traces en Rhône-Alpes
En raison de sa situation frontalière avec la Suisse et l’Italie, de son ouverture au bassin méditerranéen via le corridor rhodanien et son dense tissu industriel, la région Rhône-Alpes constitue historiquement une région de passage et de fixation migratoires23. Plusieurs institutions patrimoniales régionales s’intéressent d’ailleurs aux processus migratoires dès les années 1980. Le Musée dauphinois (Grenoble) fait figure de précurseur lorsqu’il intègre, dès 1982, la trajectoire d’un ouvrier maghrébin dans son exposition Le Roman des Grenoblois 24. En 1990-91, l’association Culture Formation alphabétisation du lyonnais (ACFAL), située à Villeurbanne développe un projet de musée de l’immigration, avec notamment l’anthropologue Daniel Pelligra qui défend l’idée d’une valorisation des lieux de mémoire de l’immigration en Rhône-Alpes dans son projet L’Escale, cité du voyage et des échanges. Celui-ci devait être installé dans une usine désaffectée à Vaulx-en- Velin (Rhône) mais ne verra cependant pas le jour25. En 1992, à l’occasion de son quarantième anniversaire, la Maison du travailleur étranger (MTE) de Lyon – qui deviendra ARALIS en 1994-confie à l’écrivain Jean-Yves Loude le recueil d’une vingtaine d’histoires de vie de résidents, immigrés pour la plupart, mais aussi des réfugiés et des personnes en situation précaire26. A la fin des années 1990, ARALIS est engagée avec les autres bailleurs sociaux dans une politique visant à remplacer les foyers-dortoirs pour travailleurs migrants en résidences sociales, avec des chambres individuelles. Plus généralement, la question du devenir et de la mémoire des résidents immigrés vieillissants dans ces foyers amènera ARALIS à s’engager dans un projet à dimension culturelle plus vaste sur la reconnaissance des mémoires immigrées régionales qui intégrera d’autres partenaires régionaux. Trois expositions artistiques commandées par ARALIS autour de la thématique des travailleurs immigrés hébergé dans des dortoirs vont être à l’origine de la première biennale Traces en 2000 : deux travaux photographique sur les résidents du foyer-dortoir de la rue d’Inkermann Chibanis de Marie-Hélène Roinat et Travailleurs immigrés, vieillir en foyer d’Emmanuel Carcano, ainsi que l’installation Armoires mémoires réalisée par José Arcé autour de l’armoire métallique comme seul objet privé support de mémoire des foyers-dortoirs.27 En collaboration avec d’autres associations, comme l’ADATE à Grenoble, Le Grain à Saint-Étienne, Peuplement et Migrations à Vaulx-en-Velin, cette biennale bénéficie de l’aide des institutions publiques (Fonds pour l’Action Sociale, Direction Régionale des Affaires Culturelles, Conseil Régional). Le processus de reconnaissance passant par la visibilité, la directrice d’ARALIS, Warda Houti – elle-même descendante d’immigrés algériens – en charge de la coordination du réseau, fait figurer sur les affiches de la première biennale organisée en 2000 des portraits de « chibanis », figures du monde ouvrier immigré28. Il s’agissait ainsi d’affirmer leur rôle dans la société locale (ville, quartiers, dont certains sont alors soumis à des programmes de rénovation) en mettant en exergue des lieux (édifice administratif, foyer d’hébergement, local associatif), des événements festifs, tragiques ou plus quotidiens ; autant d’éléments disparates qui ont pu devenir « traces » signifiantes d’une présence historique des immigrations en Rhône-Alpes29. Entre 2000 et 2008, la thématique de la mémoire, fut le point vif où s’élaboraient, en termes social, culturel et politique, des questions relatives à la transmission au sein des éditions de la biennale portée par ARALIS : en 2003, autour d’une création musicale avec les résidents des foyers (Les Cent voix), en 2005 avec l’installation « Voyage à Rhin et Danube » à l’occasion de la fermeture du dernier foyer-dortoir d’ARALIS ou encore en 2008, avec la création d’un « guide à destination des détenteurs d’archives privées de l’immigration en Rhône-Alpes ».
Les années 2000 marquent aussi l’intérêt des collectivités territoriales pour les mémoires de l’immigration , intérêt qui se traduit notamment par la création de deux nouveaux lieux publics en Rhône-Alpes dédiés à la mémoire de l’exil, des diasporas et de l’immigration : le Centre du Patrimoine Arménien de Valence (Drôme) en 2005, et le Rize-Centre Mémoire et Société à Villeurbanne (Rhône). Ce dernier, annoncé par le maire de Villeurbanne dès 2001, ne sera inauguré qu’en 2008. Tous deux deviennent des compagnons de route de Traces, contribuant à renforcer la légitimité de la biennale et élargir son champ d’investigation.
La fin des années 2000 est marquée par des difficultés croissantes pour nombre de structures et d’associations qui souhaitent poursuivre leurs actions en lien avec la mémoire de l’immigration. On observe en conséquence une forme d’essoufflement de la part des plus engagés dans cette « course » à la reconnaissance. Alors que les mesures discriminatoires et discours stigmatisants envers les migrants ont proliféré ces dernières années, l’« enthousiasme des pionniers a laissé aujourd’hui la place au doute »30. ARALIS se recentre sur ses missions premières – plus sociales que culturelles – et laisse le réseau orphelin pendant quelques années avant qu’il ne puisse se restructurer en association et proposer deux nouvelles éditions en 2014 et 2016.
Actuellement, Traces étend son action à l’ensemble de la région Auvergne-Rhône-Alpes sous la forme d’un « réseau-forum » à géométrie variable, réunissant des collectifs artistiques, des associations oeuvrant dans le champ social ou culturel, diverses institutions publiques à vocation patrimoniale et des chercheur.se.s en sciences sociales. La biennale fédère, un mois durant, quelque soixante-dix initiatives dans la région, qui prennent la forme de colloques, expositions, représentations théâtrales, projections de documentaires, concerts, débats dans des centres culturels. Ces événements sont aussi organisés dans les lieux-mêmes du passage ou de l’installation des populations migrantes : un poste-frontière, un col en montagne où ont transité et transitent encore les migrants dits « clandestins » ou un ancien camp d’internement administratif. Traces ne revendique aucun monopole, ni aucune centralité mais coopère avec d’autres initiatives comme le festival Migrant’scène de la CIMADE, les actions de l’Inter-réseaux Mémoires-Histoires31 ou celles du Musée national de l’histoire de l’immigration.
Biennale Traces 2016 : Vous avez dit (crise des) migrants ? Figures d’hier et d’aujourd’hui
Pendre part aux processus de patrimonialisation et de mémorialisation s’accompagne nécessairement de nombreux questionnements politiques et éthiques. A quoi sert et comment élaborer ce « travail de mémoire » ? Ne risque-t-il pas de dépolitiser en euphémisant, victimisant ou essentialisant les questions migratoires ? Comme le rappelle Sophie Wahnich, « le trop de mémoire réinvente des racines, des identités simples »32 qui figent des processus, politiques, sociaux, par ailleurs complexes. L’altérisation et le renforcement de la catégorie de « migrant », y compris à travers des processus de reconnaissance — mémorielle, patrimoniale –, ne risquent-ils pas d’être contre-productifs, alors même qu’il est nécessaire de critiquer les constructions sociales et politiques de cette même catégorie ? Une des limites de la reconnaissance mémorielle tient au fait qu’elle tend à ne prendre en considération que des populations exilées déjà installées et disposant d’un certain degré de légitimité dans le territoire considéré. La reconnaissance fonctionne souvent à l’intérieur de frontières données, dans un territoire particulier, supposant la distinction entre un groupe majoritaire et un groupe minoritaire qui a déjà la possibilité de réclamer être reconnu. La reconnaissance des uns se fait-elle aux dépens de la reconnaissance des autres ? Emmanuel Renault, montre par ailleurs que la reconnaissance n’est pas nécessairement émancipatrice, en ce qu’elle se formule généralement « par des identités déjà constituées, produites par et dans les institutions »33. Aussi, il ne s’agit pas seulement, dans le projet Traces, de « rendre justice » en quelque sorte à la mémoire des immigrés, il s’agit plus fondamentalement d’interroger notre présent à partir des questions politiques et éthiques que soulèvent les processus mémoriels et de reconnaissance. Ainsi donc, en 2016, quand un thème a dû être choisi pour la nouvelle édition de la biennale Traces, il a semblé nécessaire aux membres du réseau de mettre en perspective les discours publics et médiatiques sur les migrations contemporaines, et notamment l’expression de « crise migratoire », en lien avec les enjeux mémoriels qui occupent plus traditionnellement les activités du réseau. Depuis les dits « Printemps arabes », les mouvements migratoires occupent très fortement les espaces médiatiques européens et leurs traitements oscillent entre victimisation et criminalisation. Partant de ce constat, le réseau Traces a, avec d’autres, rappelé la nécessité de mettre en discussion, historiciser et critiquer l’idée même de « crise des migrants »34. La diffusion en temps réel d’images choc, associées à un traitement statistique de « flux » 35 – s’inscrivent dans un contexte politique de repli nationaliste et identitaire en Europe et dans le monde. Si crise il y a, ne s’agit-il pas plutôt d’une crise des politiques d’accueil ? Est-il encore besoin de rappeler qu’aux portes de l’Europe sont installés de nombreux camps36 visant à contingenter le flot des « indésirables37» et, en son sein, des barrières de toutes sortes sont érigées face à ce qui est présenté par nombre d’éditorialistes comme un déferlement de populations38? Comment toutefois, dans un tel contexte, aborder l’un des sujets actuels les plus importants et les plus controversés, sans céder aux sirènes d’une actualité anxiogène ? En prenant justement de la distance avec l’actualité immédiate, et en rappelant que les processus migratoires constituent une réalité politique et sociale complexe fort ancienne qui participe de la dynamique des sociétés.
Le 10 novembre 2016, à la Mairie du 7e arrondissement de Lyon un colloque intitulé « Regards sur les migrants d’hier et d’aujourd’hui » a rassemblé artistes, chercheur.se.s et personnes directement impliquées par des situations d’exil39. Une réflexion collective a été menée à cette occasion au sujet de la formation des discours d’inclusion/exclusion développés au sein des sociétés dites d’accueil. Également, en ouverture de la biennale Traces le 2 novembre 2016, s’est tenue une initiative particulièrement intéressante organisée de manière commune par le maire de Cognin-les-Gorges (Isère), le service culture du Pays Sud-Grésivaudan et l’Association pour la Coordination Culturelle du Royans (ACCR) 40. Cette initiative, entre mémorialisation, patrimonialisation et engagement dans le temps présent, entendait interroger les mémoires d’un centre d’accueil installé à Cognin-sur-Isère en 1977. Ce lieu, où vécurent des milliers de réfugiés du sud-est asiatique de 1977 à 1992, n’avait jusqu’alors fait l’objet d’aucun événement mémoriel local. Un répertoire de danses avec la Compagnie Kham (Laos) ainsi qu’une rencontre avec d’anciens réfugiés du centre de Cognin-sur- Isère et le sociologue Jacques Barou ont attiré 130 personnes pour un village de 600 habitants. Cette manifestation répondait par ailleurs à l’actualité du fait migratoire dans le Sud-Grésivaudan. En effet, quelques semaines auparavant, à Saint-Hilaire-du-Rosier, la Préfecture de l’Isère présentait, lors d’une réunion d’information publique, un dispositif d’accueil de soixante migrants en provenance de la « jungle » de Calais41. Ces personnes devaient être hébergées dans un centre de vacances situé sur le territoire de la commune, ce qui suscita de vives polémiques au sein de la population. Une partie des élus mobilisés dans l’organisation de la rencontre de Cognin-les-Gorges avaient participé à cette réunion publique. L’enjeu de la commémoration du centre d’accueil de Cognin-les-Gorges était précisément de relancer le débat public sur la nécessité contemporaine de l’accueil. La biennale Traces 2016 a aussi été l’occasion de s’interroger sur les modalités possibles d’analyse et d’expression des expériences migratoires contemporaines. Ainsi, si les flux migratoires se mesurent au moyen de données chiffrées et de statistiques – ces données apparaissant régulièrement dans les médias – , l’expérience migratoire peut et doit aussi faire l’objet d’un traitement qualitatif. Mais quelles formes adopter ou créer pour dire les conditions pratiques de ces expériences, sans « parler au nom de », ni élaborer un discours ou un récit suscitant la pitié ? Comment rendre compte de ces expériences alors même que les usages de la forme du témoignage individuel sont saturés par des discours médiatiques qui soit victimisent, soit criminalisent leurs auteurs ? Par ailleurs, la forme du témoignage, central dans les pratiques mémorielles et commémoratives, est particulièrement problématique pour relater des expériences contemporaines. En effet, les administrations chargées du droit d’asile font passer des épreuves de crédibilité narrative aux migrants, qui sont obligés de « se raconter » pour demander une protection auprès de l’OFPRA –Office Français de Protection des Réfugiés et des Apatrides- en première instance, et de la CNDA –Cour Nationale du Droit d’Asile- en seconde instance. Ce sont ces questionnements éthiques et méthodologiques qui ont fait l’objet de nombreux débats lors de la biennale Traces 2016. Dans le cadre de ces débats, « Cartographies traverses », un dispositif de recherche-création qui regroupe des productions visuelles et sonores traitant des expériences migratoires contemporaines, réalisé en 2013 par des habitant.e.s grenoblois.se.s en situation d’exil, des artistes et des chercheuses en géographie42, a été exposé lors de la biennale Traces 2016 (à la mairie du 7ème arrondissement de Lyon et dans les locaux de l’association Amal à Grenoble). Ce travail part du constat que les situations d’enquête en sciences sociales comportent le risque de reconduire – au moins formellement, par la série d’interrogations qu’elle suppose – l’enquête des agents de préfecture ou des administrations chargées du droit d’asile43. En considérant les limites éthiques et politiques de la situation d’entretien, personnes exilées, chercheuses et artistes ont imaginé des dispositifs créatifs d’expression des expériences migratoires (franchissements des frontières européennes, vie quotidienne à Grenoble). Ce travail rejoint les ambitions de Traces, qui consistent à penser et mettre en actes des modalités d’énonciation d’un partage d’expériences, de constructions patrimoniales et mémorielles, où les sujets ne sont ni dépossédés de leurs expériences, ni réduits à leurs statuts sociaux, administratifs d’« experts », de « témoins », de « demandeurs d’asile », de « migrants »… Sans prétendre à un en-dehors radical de ces statuts, il s’agit d’en questionner les modes de légitimation et de remettre en cause les modes d’énonciations qu’ils impliquent de manière naturalisée (les « témoins racontent » et les « experts expliquent » par exemple). C’est également dans cette perspective critique que le collectif artistique transdisciplinaire Culture Ailleurs et des familles Roms de l’agglomération Grenobloise ont créé « En bord de route »44, présenté lors de la biennale Traces 2016. Cette création aborde les thématiques du nomadisme et de la sédentarité, de l’habitat d’urgence, de l’ostracisme. En avril 2016, les artistes et les habitants des campements se sont livrés à une lente déambulation entre différents lieux de l’agglomération grenobloise (bidonvilles, squats, places publiques) durant laquelle ils ont co-produit des œuvres éphémères. Certaines d’entre elles ont été exposées le 19 novembre 2016 à Saint-Martin-d’Hères lors d’une soirée performance/repas/concert. A travers cette action une autre géographie sensible du territoire se dessine… « Cartographies Traverses » comme « En bord de route » tentent d’interroger — en actes — le partage des modalités d’énonciation associées aux statuts de « chercheur.se.s », « artistes », « migrant.e.s ». Inspirés de certains apports des méthodologies dites participatives en sciences sociales ou encore de l’esthétique relationnelle, théorisée par Nicolas Bourriaud, ces travaux font des statuts sociaux, des catégories administratives, et des relations possibles à élaborer, leurs principaux objets de recherche et de création45. La « représentation » des expériences migratoires tente de n’être plus l’objet d’un accaparement par des « experts » mais une « production réflexive d’une version plausible et révisable des risques pris dans l’expérience collective »46. En partant d’un principe d’égalité et en considérant les effets pratiques et politiques de la construction des statuts sociaux et administratifs, les auteur.e.s de « Cartographies Traverses » et « En bord de route » sont à la recherche de formes de représentation qui puissent rendre compte des expériences collectives créées.
Contribuer à construire un « lieu-commun »
Les « communautés imaginées47 », qu’elles soient nationales, infra-nationales ou supra-nationales, dans leurs interactions et dans leurs tensions48, constituent ce que Édouard Glissant appelle : « Une nouvelle région du monde »49 un « tout-monde », qui entend rompre avec les essentialismes et fantasmes identitaires. De nos jours, cette région ne peut plus se comprendre, ni uniquement à partir de la mémoire et de l’histoire d’un dedans ni uniquement à partir d’un dehors, mais à partir de leur relation depuis ce que le même auteur appelle un « lieu-commun », à l’opposé du « lieu d’origine » qui fige les mémoires. C’est le pari de l’approche de Traces : (ré)accorder les mémoires entre leurs passés et leur devenir dans un contexte régional, où ma « région » est autant un espace spécifique qu’un lieu-commun. Il s’agit de construire sans cesse ce lieu-commun, toujours réinterrogé et jamais stabilisé.
A travers l’organisation de ses biennales, Traces crée les conditions de relations entre les femmes et hommes en situation de migration, des bénévoles, des militants, des travailleurs sociaux, des chercheur.se.s, des artistes pour élaborer une approche sensible, relationnelle et critique du fait migratoire et notamment des catégories et statuts sur lesquels il repose. Cette ambition, loin de sacrifier à une quelconque mode mémorielle, est au contraire une action politique et sociale qui s’inscrit dans la dynamique des transformations actuelles de nos sociétés et contribue à leur lisibilité. En cela, elle embrasse la conflictualité de notre « lieu-commun » et entend analyser la société à partir de ce qu’elle est et de ce qu’elle pourrait potentiellement devenir et non de ce qu’elle était ou voudrait exclusivement être dans des principes fondateurs abstraits. Ainsi, c’est une sorte d’«utopie concrète », selon l’expression d’Ernst Bloch, permettant d’inscrire les aspirations utopiques dans la matérialité du monde50, que le réseau Traces tente de construire. Les formes de relations analysées et créées au sein de la Biennale Traces sont des expressions transversales, trans et inter-disciplinaires, transgénérationnelles, pour tenter de penser des devenirs collectifs. C’est ce que Traces a décliné à travers les thématiques de ses manifestations successives : depuis la nécessaire reconnaissance des mémoires d’immigrés, avec les questions éthiques et politiques que pose la notion de « reconnaissance », jusqu’aux interrogations les plus vives et les plus complexes portant sur l’actualité des migrations. Cette mise en échos entre la trace ou l’archive des mémoires et de l’histoire des migrations et leur inscription dans le présent de la région Auvergne-Rhône-Alpes est ce qui fait élaboration, compréhension, transformation des représentations et, de fait, relation sociale au sens propre : ce qui relie (fait lien), ce qui relaie (fait passage) et ce qui relate (fait langage).
Abdellatif Chaouite, anthropologue / rédacteur en chef de la revue Ecarts d’identité / Réseau Traces
Marina Chauliac, anthropologue, IIAC- Equipe du Centre Edgar Morin – UMR 8177 / Conseillère pour
l’ethnologie à la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes
Philippe Hanus, historien, LARHRA UMR 5190 / Réseau Traces
Sarah Mekdjian, enseignante-chercheuse en géographie sociale / Université Grenoble Alpes / Laboratoire PACTE.
in Hommes et migrations, n° 1316, mars-mai 2017, pp. 151-162.
1 Noiriel Gérard, « Histoire, mémoire et engagement civique », Hommes et migrations, 1247, 2004, pp. 17-26.
2 Amar Marianne, Bertheleu Hélène, Teulières Laure. Mémoires des migrations, temps de l’histoire. Presses universitaires François Rabelais, Tours, 2015.
3 https://traces-migrations.org
4 http://www.rhone-alpesolidaires.org/structures/aralis-association-rhone-alpes-pour-le-logement-et-l-insertion-sociale
5 Pitti Laure, « « Travailleurs de France, voilà notre nom ». Les mobilisations des ouvriers étrangers dans les usines et les foyers durant les années 1970 » in Boubeker Ahmed, Hajjat Abdellali (dir.) Histoire politique des immigrations (post) coloniales, Éd. Amsterdam, Paris, 2008 pp. 95-111.
6 Valluy Jérome, « Du retournement de l’asile (1948-2008) à la xénophobie de gouvernement : construction d’un objet d’étude », Cultures et conflits, 69, 2008, pp. 81-111.
7 L’association Sans Frontière, constituée autour de Manuel Diaz, Abdelmalek Sayad, Driss El Yazami, Saïd Bouziri et Ahmed Jazouli, édite une revue de 1979 à 1985, dont les objectifs sont : « intervenir dans le domaine de l’information des immigrés et de l’opinion publique sur le sujet des immigrés ».
8 Créée en 1987 à Paris, Génériques est une association loi 1901 a pour objectif de sauvegarder et valoriser l’histoire de l’immigration en France et en Europe : www.generiques.org
9 Comme dans la lutte des ouvriers de Penarroya à Lyon. Anselme Daniel, « La grève de Penarroya-Lyon, 9 février-13 mars 1972 », in Quatre grèves significatives, éd. Epi, Paris, 1972.
10 En 1975, le cinéaste et dramaturge Armand Gatti, favorise la prise de parole d’ouvriers immigrés de Peugeot à Montbéliard. Barbe Noël, « Gatti avec. Une politique de la visibilité », in Barbe Noël, Chauliac Marina (dir.), L’immigration aux frontières du patrimoine, MPE, Paris, 2014, pp. 101-134.
11 Chaouite Abdellatif (dir.), Mémoire de l’accueil des étrangers, La fosse aux ours, Lyon, 2014.
12 Sayad Abdelmalek, « Les enfants illégitimes », in Actes de la recherche en sciences sociales, 25, 1979, pp. 61-81.
13 Hanus Philippe, « “Douce France” par Carte de Séjour. Le cri du “Beur” ? », in Volume !, 12/1, 2015, pp. 123-137.
14 Nasri Foued, « Zaâma d’Banlieue (1979-1984) : les pérégrinations d’un collectif féminin au sein des luttes de l’immigration», in Beroud Sophie et al. (dir.), Engagement, rébellion et genre dans les quartiers populaires en Europe (1968-2005), Archives contemporaines, Paris, 2011, pp. 65-78.
15 Hajjat Abdellali, La Marche pour l’égalité et contre le racisme, éd. Amsterdam, Paris, 2013.
16 Belbah Mustapha, Laacher Smaïn, « La mémoire comme procédé de »dépolitisation » de l’immigration ? », in Ecarts d’identité,108, 2006, p. 87.
17 Fol Sylvie, « La politique de la ville : un outil pour lutter contre la ségrégation ? », L’Information géographique, 77, 2013, pp. 6-28
18 Beaud Stéphane, Pialoux Michel, Violences urbaines, violences sociales. Genèse des nouvelles classes dangereuses, Fayard, Paris, 2003.
19 Foret Catherine, (dir.), Travail de mémoire et requalification urbaine, DIV édition, Saint-Denis, 2007.
20 Blanc Chaléard Marie-Claude, « Une Cité nationale pour l’histoire de l’immigration », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 4, 2006, pp. 131-140.
21 Ribert Evelyne « Formes, supports et usages des mémoires des migrations : mémoires glorieuses, douloureuses, tues », Migrations société, 137, 2011, pp. 59-78.
22 Gebeil Sophie, « Les mémoires de l’immigration maghrébine sur le web français de 1999 à 2014 », in Les Cahiers du numérique, 2016/3, pp.115-138.
23 Schweitzer Sylvie, Chaplain Renaud, Berbagui Dalila et Elongbil-Ewane Émilie, « Regards sur les migrations aux XIXe et XXe siècles en Rhône-Alpes », in Hommes et migrations, 1278, 2009, pp. 32-46.
24 Duclos Jean-Claude, « L’immigration au coeur du Musée dauphinois », in Écarts d’identité,108, juin 2006, pp. 16-26.
25 Pelligra Daniel , « L’Escale, cité du voyage », in Hommes et Migrations, n° 1247, janvier- février 2004, pp. 85-90.
26 Loude Jean-Yves, Nègre Hervé, Histoires de vie. 40ème anniversaire de la Maison des Travailleurs Étrangers, MTE, Lyon, 1992.
28 « Ils ne sont presque pas là, tant leurs voix se taisent, tant leurs corps se font transparents à force de vouloir se faire discrets. Ils ne gênent personne, et l’on s’est habitué à voir passer leurs silhouettes grises qui déambulent à la recherche d’espoirs perdus ». Warda Houti, « Traces en Rhône-Alpes : des mémoires d’immigrés » in Ecarts d’identité, hors-série, avril 2000, p. 3.
29 Vanderlick Benjamin, « Mémoires et vitalité des lieux emblématiques de l’immigration en Rhône-Alpes », in Diasporas, 17, 2011, pp. 43-52.
31 http://memoires-histoires.org
32 Wahnich Sophie, « La mémoire du Cafi, dans le contexte de sa requalification urbaine (1956-2010). De la tradition à l’accumulation », Mouvements, HS n°1/2011, pp. 77-86.
33 Renault Emmanuel, « Reconnaissance, institutions, injustice », in Revue du MAUSS, 23, 2004 pp. 180-195.
34Akoka Karen, « Crise des réfugiés, ou des politiques d’asile ? », La vie des idées, 31 mai 2016. http://www.laviedesidees.fr/Crise-des-refugies-ou-des-politiques-d-asile.html
35 65,3 millions d’individus contraints d’abandonner leur foyer en 2015. Global Trends, Forced Displacement in 2015, United Nations HCR, Genève, 2016, http://www.unhcr.org/576408cd7.
36 Voir les données de Migreurop, réseau européen et africain de lutte contre la multiplication des camps, dispositif au coeur de la politique d’externalisation de l’Union européenne. http://www.migreurop.org
37 Agier Michel, Le couloir des exilés. Etre étranger dans un monde commun, éd. Du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2011.
38 Le 11 janvier 2015 dans «Réplique» sur France Culture, Alain Finkielkraut, reçoit Eric Zemmour, qui affirme sans être contredit : « la France est le pays qui a le plus d’immigrés depuis quarante ans, tout simplement parce que c’est en continu ; c’est en continu et ça ne s’arrête jamais!».
39 https://traces-rhone-alpes.org/2016/10/28/journee-de-reflexion-regards-sur-les-migrants/
40 En prélude d’une autre biennale intitulée De Nord en Sud (juin 2017) : www.biennale.sud-grésivaudan.org
41 Antoine Hennion, a bien montré comment ce qu’on appelle jungle – supposée zone de non droit – est en fait un endroit où se réinvente la cité : « Ce n’est pas une marge « contenue », immonde, que les machines nettoieraient, c’est une ville monde, l’identité même de ce qu’est devenue notre ville ». https://reinventercalais.org
42 https://visionscarto.net/cartographies-traverses
43 Mekdjian Sarah, Olmedo Elise,« Médier les récits de vie. Expérimentations de cartographies narratives et sensibles», Mappemonde, 118, 2016, http://mappemonde.mgm.fr/118as2/
44 http://www.cultureailleurs.com/spip.php?article44
45 Bourriaud Nicolas, Esthétique relationnelle, Les presses du réel, Dijon, 1997.
46 Latour Bruno, « Nouvelles règles de la méthode scientifique », Revue Projet, 268, 2001, pp. 91-100
47 Anderson Benedict, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, La Découverte, Paris, 1996.
48 La revue Ecarts d’Identité a consacré un dossier à cette réflexion : « Globalisation et migrations », n° 127, 2016. www.ecarts-identite.org
49 Glissant Édouard, Une nouvelle région du monde, Gallimard, Paris, 2006.
50 Bloch Ernst, Le principe espérance, t. I, Gallimard, Paris, 1976.