CINÉMA ET MIGRATIONS: « FAIRE ENSEMBLE, FILMS D’ATELIER »
Les films portant sur les questions migratoires se sont multipliés ces dernières années mais ont depuis longtemps questionnés les documentaristes. Dès que les progrès techniques ont rendu accessible le matériel audiovisuel (Super 8, VHS…), il est devenu un outil utilisé par – avec des migrants à des fins d’expression, de connaissance, pédagogiques, de sensibilisation…
Très tôt, l’anthropologie a contribué à l’émergence de projets audiovisuels collectifs de manière inattendue avec l’infatigable Jean Rouch. Mais si un film reflète bien souvent une aventure collective, il existe différentes façons d’utiliser l’audiovisuel et d’appréhender le collectif.
Il peut s’agir de lettres filmées à l’époque où le téléphone ne parvenait pas dans les villages de la vallée du fleuve Sénégal tandis que les lecteurs VHS s’étaient implantés et permettaient aux « voyageurs » de donner de leurs nouvelles aux familles (expérimentation du GRDR) ; d’un auteur-réalisateur (accompagné ou non d’une équipe technique) qui porte un regard sur un groupe social qu’il intègre à juste distance au moins le temps d’un tournage ; d’un atelier conduit par un ou des professionnels utilisant le prétexte de la réalisation d’un film afin de dérouler un apprentissage à la langue, au vivre-ensemble, ou de transmettre l’usage d’outils pour que les participants présentent eux-mêmes leur vision du réel (les Ateliers Varan et leurs cousins) ; ou encore d’un film collaboratif où les mains d’un spécialiste se mêlent aux « ethnologisés » pour donner naissance à une œuvre collective …
Dans ce dernier cas, comment ne pas penser au précurseur film d’ethno fiction Jaguar, qui conte l’histoire de trois amis « aventuriers » migrant provisoirement du Niger vers la Goald Cost (actuel Ghana) en espérant que le fruit de leur travail permette de rentrer les bras chargés de cadeaux. Ce film qui porte incontestablement la signature de Jean Rouch, est plus justement une réalisation de « Dalarou », collectif qui rassemblait l’anthropologue et cinéaste africaniste avec ses complices nigériens Damouré Zika, Lam Ibrahima Dia et Illo Gaoudel. Bel exemple d’anthropologie partagée où les recherches scientifiques conduites par Rouch de 1954 à 1960 sur les migrations (Niger, Goald Cost, Mali, Haute Volta) se mêlent à l’enthousiasme débordant et rigolard des trois Nigériens en situation de vivre directement les migrations et qui sont à la fois acteurs du tournage fait en 1954 et commentateurs du film finalisé en 1967.
En 1955, c’est sous le patronage du Comité du Film Ethnographique du Musée de l’Homme que nait le premier film africain et réalisé par un collectif de cinéastes : Jacques Mélo Kane, Mamadou Sarr, Paulin Soumanou Vieyra, alors étudiants à l’IDHEC. Faute d’autorisation de filmer au Sénégal, l’équipe tourne Afrique sur Seine et présente la vie de la diaspora africaine, rive gauche, avec la connivence de leurs amis.
C’est avec cette même volonté de partage, de transmission et de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas que l’anthropologue forme en 1978 au Mozambique les premiers cinéastes du pays lors d’ateliers pratiques. L’expérience est reproduite dans différents pays et donne naissance aux Ateliers Varan qui accueillent des candidats de tous pays pour les inviter à leur première expérience audiovisuelle collective.
La méthodologie employée par Rouch dans sa série d’ethno fiction, consiste à partager un projet de film avec les personnes concernées. Cela assure de ne pas porter un regard « sur », comme l’on pourrait observer des fourmis à la distance surplombante d’une loupe et permet de co-construire une réalité « de l’intérieur », faite d’intersubjectivités, mêlant les talents de chacun, où les préoccupations se croisent dès la scénarisation pour donner naissance l’objet audiovisuel.
Aux vues d’expériences récentes et critiquées concrétisées à Lyon, il n’est pas inutile de rappeler que les co-auteurs ayant élaboré le scénario ont droit aux éventuels revenus générés lors de projections payantes ou autres exploitations commerciales, que le prix soit « libre » ou imposé. C’est un apport essentiel lorsque ces derniers vivent en squats et dans des conditions précaires. Cette reconnaissance est d’autant plus importante que la qualité de co-auteurs peut aider les demandeurs d’asiles dans leur demande administrative de régularisation.
Pour éviter les mauvaises surprises, apporter le meilleur service et respecter l’argent public lorsqu’il finance ce type de projet, la participation de professionnels de l’audiovisuel aguerrit est largement recommandée sinon indispensable. Les techniques audiovisuelles (tournage, montage, narration) sont toujours plus complexes à maîtriser que l’apparente simplicité d’utilisation des caméscopes ou des smartphones peut le laisser croire.
Dans la multiplicité des exemples existants, nous pouvons souligner le remarquable travail pilote accompli courant 2017-2018, par l’équipe du « RE-FUTURE PROJECT ». Tumaranké en langue bambara désigne les voyageurs qui quittent leur pays à la recherche d’un avenir meilleur. Il s’agit d’un film né d’un projet global d’aide à l’intégration concrétisé à Syracuse (Sicile) et destiné à l’accueil des mineurs non accompagnés. De nombreux partenaires gouvernementaux, institutionnels et non institutionnels se sont impliqués. Outre l’aspect pédagogique lié aux différentes étapes de l’apprentissage audiovisuel, l’objectif n‘étant pas de faire d’eux des réalisateurs, la finalité du film fabriqué avec les jeunes est de sensibiliser les publics à la situation des migrants. Des ateliers d’apprentissage à l’audiovisuel ont été conduits par des auteurs, réalisateurs, chefs opérateurs son et image… et l’outil utilisé pour capter le réel est celui qu’avaient les migrants dans la poche depuis leur départ des pays d’origine : le smartphone.
Avec les notions de storytelling abordés en atelier, ils ont pu présenter leur quotidien sans fard, au plus proche de leur vécu et des émotions qu’ils ne manquent pas de communiquer aux spectateurs lors de certaines séquences.
Tumaranké, le film de 48 minutes, est né du travail de monteuses professionnelles qui ont retravaillé la matière filmée par les adolescents et donne à voir des morceaux de leur vie en Italie : la communauté où ils résident, les nouvelles amitiés, les rêves, les fragilités, les échanges avec la famille, les moments de solitude et puis l’insertion dans un nouveau pays jour après jour. Tandis qu’ils apprennent une langue, ils découvrent une culture et qu’une vie est possible, jetant ainsi les fondations d’un futur commun.
Une expérience d’autant plus intéressante qu’elle est reproductible presque dans tous les lieux ou des migrants sont accueillis. C’est un moyen efficace pour comprendre leurs préoccupations et sensibiliser ceux qui pourraient s’interroger sur ces aventuriers qui ont traversé déserts, montagnes et mer, au péril de leur vie, pour rejoindre la forteresse Europe (princesse phénicienne de la mythologie grecque…).
Alexandre Bonche.
Anthropologue – Réalisateur http://apashes.free.fr/