« Images clandestines / (se) montrer – (se) cacher »

 

Se cacher. Eviter certains lieux de passage comme les gares, modifier son trajet, prendre des détours : des réflexes que de nombreux exilés sans titre de séjour doivent rapidement adopter. Rester dans l’ombre, ne pas se faire repérer, pour ne pas risquer l’arrestation.

Capter le mouvement de ces corps clandestins, c’est le projet de Laura Weddington lorsqu’elle filme les silhouettes qui tentent de gagner l’Angleterre près du camp de Sangatte dans son film Border (2004). En recourant à des vitesses d’obturation très lentes, la réalisatrice utilise le flou cinétique. Les limites se brouillent, deviennent imprécises et révèlent un paysage de limbes, entre cauchemar et réalité où apparaissent des figures fantomatiques, comme celle d’un Kurde qui semble danser dans la nuit sous un drap blanc.

Accompagnant pendant des mois des hommes tapis dans les fourrés, la caméra de la réalisatrice saisit ces figures clandestines qui tentent de se frayer un chemin en restant dans l’ombre. Car ici la lumière est synonyme de danger : ce sont les torches des policiers qui balayent le paysage tels des miradors.

Rester caché, rester anonyme pour échapper aux fichiers policiers, jusqu’à brûler ses empreintes digitales à l’aide de vis chauffées dans les braises, comme le filme Sylvain Georges dans Qu’ils reposent en révolte (Des figures de guerre I) tourné auprès des migrants de Calais entre 2007 et 2010.

Se montrer, ostensiblement, pour se fondre dans la masse. Apprendre à « rester naturel », ne pas courir lorsqu’on aperçoit la police. C’est ce qu’apprennent les sept hommes qui logent dans la pension d’Amir dans le film L’escale de Kaveh Bakhtiari (2013). Dans leur refuge qu’est cet appartement d’Athènes, ils attendent les passeports qui pourront leur permettre de continuer leur traversée. Des passeports d’autres individus (avec la photo la plus « ressemblante possible ») dont il faudra endosser l’identité lors du passage de la frontière. Un à un, ils entament leur changement d’identité, jusqu’à porter des lentilles afin de modifier la couleur de l’iris. Surtout, le jour du départ, ils s’habillent de manière clinquante. Il faut s’exhiber pour ne pas attirer l’attention et ne pas éveiller les soupçons. Lunettes de soleil et tee-shirt de marque permettent de se fondre parmi les touristes. Mais ce travestissement est parfois impossible : un des hommes de la pension d’Amir ne trouvera pas de passeport car la cicatrice qui lui balafre la joue est un signe trop distinctif. Marqué dans sa chair, il doit se résoudre à repartir en Iran.

Se montrer pour témoigner. Dans son film Octobre à Paris (1962), réalisé clandestinement, Jacques Panijel tente de rendre visible ce que la préfecture de police de Paris dirigé par Maurice Papon a souhaité cacher lors de la nuit du 17 octobre 1961 : le massacre des Algériens. Dans les mois qui suivent, Panijel filme les survivants dans le bidonville d’Aubervilliers. Il reconstitue avec ces derniers les scènes de départ en manifestation ; il filme en gros plan les cicatrices qu’exhibent les survivants pour attester de la violence policière. Là où le pouvoir cherche à taire le massacre, la caméra de Panijel vient révéler le scandale d’Etat. Montrer pour ne pas tomber dans l’oubli. Le film sera interdit et projeté clandestinement, malgré la saisie des copies, jusqu’à la grève de la faim du cinéaste René Vautier en 1973.

En France aujourd’hui, certaines images sont toujours interdites, non plus par la censure des films comme au temps d’Octobre à Paris mais par l’interdiction de filmer certains lieux. C’est le cas des Centres de Rétention Administrative et surtout des zones d’attente, comme celle de Roissy-Charles-de-Gaulle où sont enfermés les étrangers avant même leur entrée sur le territoire en vue de leur expulsion. En 2003, les cinéastes Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval se saisissaient de ce point aveugle des représentations cinématographiques en réalisant le film La blessure. Dans les couloirs de la ZAPI, à l’abri des regards, les corps sont soumis aux violences et aux humiliations. Par le recours à la fiction, les cinéastes mettent en lumière ces corps meurtris à travers celui de Blandine, jeune demandeuse d’asile congolaise, dont la blessure est le symbole d’une tragédie toujours en cours.

Antoine DUBOS, réalisateur

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