En 1981 sortait sur les écrans La Porte du Paradis, traitant d’une guerre entre une association de grands propriétaires et d’éleveurs, et des migrants d’origine polonaise, le tout dans l’Amérique de la fin du XIXè siècle. Le film était signé Michael Cimino, dont l’opus précédent, Voyage au bout de l’enfer (The Deer Hunter), qui traitait de la guerre du Vietnam, avait été un triomphe public et critique. Mais cette fois, le succès ne fut pas au rendez-vous, et le film fut un désastre financier sans précédent, subissant un véritable lynchage de la part de la critique américaine. La Porte du Paradis a aujourd’hui été réhabilité dans le cœur des cinéphiles, et peut être vu, selon moi, comme une fable magnifique sur la question migrante en général. Mais avant de revenir sur cette problématique du film, il importe de revenir sur l’échec emblématique du film à sa sortie.

La Porte du Paradis ou la fin du « Nouvel Hollywood »

La Porte du Paradis est restée dans les mémoires de beaucoup de cinéphiles du monde entier comme le type même du film maudit et sacrifié, et son réalisateur, Michael Cimino, fut perçu comme l’archétype du cinéaste mégalomane, intransigeant et perfectionniste, tyrannique sur le plateau, peaufinant le moindre détail de décor ou de cadrage, épuisant les acteurs et l’équipe technique par ses exigences. Le tournage du film échappa à tout contrôle, et le désastre financier était prévisible : en effet, cette entreprise cinématographique totalement folle relevait de la superproduction par son budget, mais du film d’auteur intransigeant par ses audaces formelles et son contenu politique radical, qui malmenait violemment les mythes fondateurs de l’Amérique. Résultat des courses : ce fut l’un des désastres financiers les plus retentissant de l’histoire du cinéma américain, qui provoqua la chute du studio Les Artistes Associés. Le sort commercial du film fût scellé à sa sortie par des premières désastreuses et des critiques férocement négatives. Cimino se vit contraint de refaire un montage plus court, de 2h 23, émasculant la version d’origine de 3H 40 (la seule version que Cimino reconnaisse comme sienne, et qui a été remastérisée par Cimino dans les années 2000). Cette version longue initiale est la seule à laquelle se réfèrent les admirateurs du film (dont je suis).

Dans l’histoire du cinéma américain, ce film marque un tournant : il marque la fin de la décennie 1970, celle du « Nouvel Hollywood » et du triomphe d’auteurs comme Francis Coppola (les Parrains I et II, Apocalypse Now), Martin Scorsese (Taxi Driver), ou William Friedkin (L’Exorciste, French Connection, Le convoi de la peur). En effet, ces cinéastes créaient un cinéma d’auteur exigeant mais qui avait un potentiel public indéniable, et leurs films ambitieux, voire tourmentés (comme Taxi driver), ont marqués la décennie. Ces chef-d’œuvres étaient pleinement en phase avec cette Amérique des années 1970 marquée par la guerre du Vietnam et les contestations étudiantes, raciales et sociales. Le rêve brisé de La Porte du Paradis au début de la décennie 1980 ouvre une autre phase, celle d’un cinéma de pur divertissement (celui de Georges Lucas et de Steven Spielberg) qui devient dès lors le cinéma dominant et mainstream, alors que les grands auteurs des années 1970 sont remis au pas par les producteurs.

Un film traitant d’une guerre de classe et de race

Mais je voudrais maintenant m’attarder sur le contenu de La Porte du Paradis. Le film se déroule à la fin du XIXe siècle, dans le Wyoming, en 1890, et décrit un massacre de migrants provenant d’Europe de l’Est (surtout polonais) par une association de grands éleveurs, le tout sous la bénédiction de l’armée fédérale américaine et des plus hautes autorités du pays (y compris le Président des Etats-Unis !). Michael Cimino s’est inspiré d’événements authentiques, la « Johnson County War », une obscure guerre civile très localisée (et banale, dans le contexte de l’époque) entre grands et petits propriétaires terriens, mais il a transfiguré ce matériel historique en une ample épopée manichéenne opposant une horde de migrants faméliques et exploités à une association de grands éleveurs animés par la haine de classe et la volonté d’exterminer ces migrants qualifiés de « hors-la loi, voleurs et anarchistes ». De même, les personnages principaux du film ont réellement existé, mais leur destin dans la vraie vie fût assez différent de ce que l’on voit dans le film.

Le film, pour le résumer, se déroule en trois actes très déséquilibrés. Le premier acte se déroule à l’Université d’Harvard, lors des cérémonies de fin d’année universitaire en 1870, où l’on assiste aux discours de clôture et au bal de fin d’année. La fonction de ce prologue s’éclaire dans la partie centrale du film, située en 1890, qui raconte cette guerre anti-migrants que mène l’association des éleveurs : en effet, les personnages qui s’affrontent sont issus des mêmes classes dominantes et privilégiées et sont d’anciens étudiants d’Harvard, mais font des choix opposés : les membres de la prestigieuse association d’éleveurs planifient le massacre des migrants en se basant sur une « liste noire » de 125 personnes à abattre, tandis que le sheriff du comté de Johnson, James Averill (incarné par Kris Kristofferson) , lui aussi ancien étudiant d’Harvard, se range du côté des migrants. Cet acte central du film marie le spectaculaire et la violence des armes (notamment une très impressionnante bataille finale entre la foule des migrants polonais et l’armée des tueurs engagés pour les massacrer), des scènes de foules magistralement dirigées (outre la bataille finale, des scènes de liesses et de réjouissances de la population migrante du comté de Johnson) mais aussi de nombreux moments intimistes, voire contemplatifs : le film se centre sur un trio de personnages, une prostituée d’origine française, Ella (Isabelle Huppert), qui se trouve écartelée entre deux hommes qu’elle aime l’un comme l’autre, James Averill et Nate Champion( Christopher Walken), tueur à gage au service de l’Association d’éleveurs mais qui découvre l’ignominie de la cause qu’il défend.

Enfin, un très court final, situé quelques années plus tard, sur un yatch de luxe, vise à nous montrer un James Averill vieilli, nostalgique, ayant perdu toute illusion, et qui se retrouve prisonnier de sa classe aristocratique d’origine (pendant ce final, James Averill tend lentement du feu à une femme de l’aristocratie, affalée sur un sofa et couverte de fourrures, personnage que le spectateur devine être la femme d’Averill, qu’il s’est sans doute résolu à épouser pour réintégrer sa classe sociale d’origine).

Ce film, on le voit, traite d’un sujet historique très daté, situé à la fin du XIXe siècle aux Etats-Unis d’Amérique, et de plus prend de considérables libertés avec l’histoire. Même la très spectaculaire bataille finale entre les migrants polonais et les tueurs à gages n’a jamais existé dans la vraie vie. La guerre civile d’origine du Comté de Johnson n’avait que peu à voir avec la dimension ethnique, c’est un conflit assez obscur pour les droits de propriété mettant au prise petits et grands propriétaires. C’est par l’imagination du cinéaste que nous voyons sur l’écran cette guerre flamboyante entre une foule chaotique de migrants polonais et une armée de tueurs à gages menée par des grands éleveurs d’origine aristocratique. La dimension de génocide racial et social est largement une création de Michael Cimino. Aussi, La Porte du Paradis est un film splendide sur le plan cinématographique, mais ne peut prétendre à l’historicité « brute » quant à la façon dont les populations migrantes ont été traitées aux Etats Unis au XIXe siècle1.

Une « fable » sur la condition migrante ?

Mais, malgré ces réserves « historiographiques », je défendrais l’idée que La Porte du Paradis est une œuvre fondamentale pour la représentation cinématographique de la question migrante. S’il ne s’agit pas d’un film historique rigoureux, ce long-métrage peut être considéré a posteriori comme une « fable » et une allégorie très parlante de la question migrante en général. Je dirais même qu’un militant d’aujourd’hui peut se réapproprier cette œuvre pour penser et vivre son engagement en faveur des personnes exilées. Cimino n’avait évidemment pas en tête la crise des migrants des années 2010 quand il a réalisé son film, dont le propos était surtout de montrer que la nation américaine s’est bâtie sur le sang et la violence. Mais une œuvre (ici un film) peut être lue à plusieurs niveaux, et peut faire l’objet de réappropriations ultérieures. Ce qui est au départ une dénonciation des mythes fondateurs de l’Amérique peut être relue comme une fable cinématographique intemporelle sur la violence infligée aux populations exilées et réfugiées par les classes dirigeantes.

Revenons à l’imaginaire du cinéaste Michael Cimino (puisqu’il s’agit largement d’imaginaire) et à la fresque magnifique qu’il nous a livrée, et voyons les correspondances entre ce film et la situation actuelle.

Des chercheurs ont parlé de « guerre aux migrants » pour qualifier la politique des gouvernements européens face à l’afflux des personnes exilées (l’indifférence face aux noyades en méditerranée, les murs et les barbelés qui entourent l’Europe telle une forteresse, les brutalités policières en grand nombre). C’est bien d’une guerre d’extermination d’une population d’immigrants polonais et est-européen que traite Cimino dans son film. Il s’agit d’un génocide à la fois ethnique et social, car les migrants du comté de Johnson sont définis et perçus par les membres de l’association des éleveurs à travers des stéréotypes sociaux très violents (des gueux, des hors-la loi, voleurs, anarchistes). Une des scènes les plus fortes et glaçantes se trouve dans le premier tiers du film : on assiste à une réunion de l’association des éleveurs, et le contraste entre le cadre feutré et aristocratique de cette réunion d’anciens étudiants d’Harvard, d’une part, et le caractère odieux des propos prononcés par les participants, d’autre part, fait toute la force de la séquence. Dans cette scène, le « salaud » du film, Frank Canton, président de l’association, annonce qu’une liste de 125 personnes à abattre a été établie et qu’une expédition meurtrière est décidée. Cette scène terrifiante a marqué à jamais ma mémoire de cinéphile : imaginez des gens de la haute aristocratie, issus d’une des plus grandes université américaine d’alors, se retrouvant dans un club « select » pour planifier le meurtre de 125 personnes et se livrer à des propos relevant du racisme (ethnique et social) le plus cru et le plus décomplexé.

Quelques minutes plus tard, James Averill, qui s’est introduit dans la demeure du cercle des éleveurs et patiente à l’étage (il est venu se renseigner sur les projets de la dite association) contemple une photo de classe datant d’Harvard, où apparaissent les futurs génocidaires de la société des éleveurs, et fait le commentaire suivant : « même eux, ils ne peuvent pas se le permettre »…En bref, les planificateurs et organisateurs de ce génocide racial et ethnique se croient au-delà des règles de l’humanité commune par le fait qu’ils appartiennent à une « élite » autoproclamée.

Par contraste, comment le cinéaste caractérise-il cette population immigrée du comté de Johnson ? C’est dans les nombreuses scènes montrant ces immigrants polonais que le film atteint au prodige. Cimino excelle tout particulièrement dans les scènes de foule, qu’il s’agisse de scènes de liesse ou au contraire dans des séquences plus dramatiques. Par contraste avec le monde de l’aristocratie américaine, tel qu’il nous est donné à voir avec ses codes, ses rites, son univers feutré (dans le prologue du film à Harvard et la scène dans la demeure de l’association des éleveurs), de nombreuses séquences de La Porte du Paradis nous dépeignent l’univers, à la fois famélique et chaleureux, de ces migrants polonais que James Averill va tenter de protéger. La première de ces scènes nous montre ces migrants en cercle autour d’un combat de coq, braillant, s’insultant. Pour parler le langage de la sociologie, le rapport au corps et à la spontanéité n’est pas du tout le même que celui des anciens étudiants d’Harvard ! Une autre scène, l’une des plus fameuses du film, est un moment de liesse et de réjouissance pendant laquelle les personnages se mettent à danser en cercle en patin à roulette. Cimino montre comment, par ce rituel festif, au milieu de la musique et des applaudissements, ce groupe forme une « communauté », un collectif. A cette scène en répond une autre, beaucoup plus tendue, dramatique, voire chaotique : James Averill, qui a réussi à se procurer la « liste noire » des gens devant être exécutés par l’association des éleveurs, fait face au chorus des migrants, et commence à lire à voix haute les noms, mais doit bientôt s’interrompre devant les vociférations et les cris de terreur et de panique de l’assistance. Ces deux scènes centrales (celle du bal au patin à roulette et cette deuxième séquence) se répondent et se font écho, par contraste : à la splendide harmonie (des corps dansant, et de la musique) et à l’allégresse de la fête font pendant l’hystérie collective, les cris de peur qui se transforment bientôt en cris de rage et de haine.

Enfin, vient la bataille finale (qui clôt l’acte central du film, avant le final nostalgique et désabusé sur le yatch). La foule migrante vient au-devant de ses agresseurs, et encercle l’armée de tueurs à gages venus les exterminer. Répétons-le, cette bataille est une invention de Cimino cinéaste et scénariste, mais elle n’en dégage pas moins une impression de force et de réalisme extraordinaire. On pourrait qualifier ce morceau de bravoure final de violence nihiliste, chaotique, désespérée : la « meute des gueux, se sachant promise à l’extermination finale, se jette littéralement sur leurs agresseurs, dans ce qui se révèle un massacre des deux armées (migrante et celle des éleveurs) par extermination mutuelle, avant l’arrivée de la cavalerie américaine, qui ne trouve qu’un champ de ruines et de cadavres.

Le film peut donc être vu comme un manifeste politique et social radical, mais c’est ici qu’il faut apporter un correctif. Cimino avoue, dans un entretien aux Cahiers du Cinéma : « Je n’aime pas spécialement la politique. Ce ne sont pas des histoires concernant la politique, mais des histoires sur des gens, pris dans des événements, quelles qu’en soient les raisons »2. Et dans la magistrale notice consacrée à Cimino dans leur livre Cinquante ans de cinéma américain, Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier observent justement que la composante intimiste du film et le tempérament lyrique et romantique du cinéaste font contrepoids à la critique sociale et politique. Il s’agit tout autant d’une œuvre sur le deuil et la peur de vieillir qu’une épopée politique sur les contradictions de l’Histoire américaine.

Serge Maury, cinéphile et militant auprès de l’association Terre d’ancrages

1 Voir, à ce sujet, l’intervention très claire de l’historien Randy McFerrin, dans le dossier consacré à La Porte du Paradis dans L’Avant scène cinéma de novembre/décembre 2013 (n° 607-608) (pp. 14-17 pour l’entretien avec cet historien).

2 Interview réalisée en 1982 pour le n° 337 des Cahiers du Cinéma (entretien reproduit dans 15 ans de cinéma américain : 1979 – 1994, éditions Cahiers du Cinéma, 1995, pp. 143-163).

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