Texte publié à l’occasion de la séance d’écoute de documentaires radio, proposée par le collectif Modus Operandi, vendredi 27 septembre 2019, lors des rencontres Images Migrantes à Lyon.
« Du migrant au sujet politique. La condition des personnes à la recherche d’un refuge »
Être aux côtés de celles et ceux qui viennent d’arriver en France avec le désir de s’y installer conduit rapidement au constat que leur parole est empêchée. Elle est enserrée dans une série de contraintes qui révèlent une forte asymétrie dans nos positions : d’une part, ceux qui parlent – parce qu’ils sont « chez eux », ont les codes de la socialisation, maîtrisent la langue, ce qui leur donne une plus grande confiance, etc. – et, d’autre part, ceux qui ne parlent pas. De ce fait, essayer de rendre possible la prise de parole est l’occasion de décrypter ce qui l’empêche de s’exprimer librement ; et donc, les éléments qui produisent l’asymétrie des pouvoirs. Ainsi, le recueil de cette parole suppose au préalable la création d’espaces protégés pour qu’elle puisse se construire progressivement et collectivement. Avec ce thème, nos propositions de programmation cherchent à explorer ce qui conduit les personnes étrangères primo-arrivantes à cette position et à découvrir des initiatives qui tentent de rendre possible la prise de parole.
Silence. La parole contrainte
Qu’elles soient situées dans l’accompagnement social ou juridique, dans la solidarité ou, de manière plus ponctuelle, à l’occasion d’événements culturels, nos expériences montrent combien la parole circule mal. Elles révèlent à quel point elle est inégalement partagée entre les personnes majorisées et celles minorisées, entre ceux qui sont établis et ceux qui ne le sont pas. On constate combien on parle à leur place, combien tout parle à leur place : les stéréotypes véhiculés par la société, la figure du « migrant » construite par les discours politiques et médiatiques, le récit historique. Et, dans le cadre très particulier de la demande d’asile, la parole est contrainte par les attentes à l’égard du récit victimaire.
Pendant cette procédure, ils sont dépossédés de leur autonomie par le biais de l’interdiction de travailler et l’obligation de devenir des assistés d’un système qui ne veut pas d’eux. Aussitôt condamnés aux aides sociales, ils sont abandonnés par cet État qui n’honore pas ses obligations : ils se retrouvent à la rue sans hébergement, avec un versement très irrégulier de l’allocation de subsistance et parfois au prix d’un lourd contentieux… Ainsi ils sont réduits à être des assistés.
Dès lors, les personnes venues chercher un refuge se trouvent, de manière constante, sous le coup d’une injonction à la légitimation, pour justifier de leur présence en France. Dans le contexte actuel, cette légitimation ne peut venir que de la condition de victime. Or la figure de la victime se construit précisément dans le fait qu’elle est dominée donc qu’elle a perdu ses moyens d’agir. Elle est ainsi privée de son existence sociale et politique.
Comment rencontrer ces personnes, comment échanger d’égal à égal, comment faire équipe pour construire ensemble un projet ?
Rendre possible la prise de parole
Prendre la parole devient, dans ces conditions, un acte politique : celui de ne pas se laisser représenter, ne pas laisser les autres et les choses parler à sa place, celui d’exister en exprimant une pensée en acte.
Le langage est un instrument de domination et, en se réalisant par la parole, il contribue à renforcer les asymétries. Prendre la parole ne se limite pas au fait de parler ? Il s’agit plutôt de s’exprimer librement : cela signifie de se dégager du complexe d’infériorité, d’affirmer nos différences et de s’autoriser la critique et l’expression de la colère.
La prise de parole ne peut donc pas se faire sans une transformation dans les positions de chacun. Cette situation organise, structurellement et indépendamment de notre volonté, un face à face, un « eux et nous » auquel nous voudrions échapper mais que l’histoire et ses héritages nous imposent.
Construites socialement, historiquement, politiquement, économiquement, nos positions sont le reflet des rapports de force dans notre société actuelle. D’un côté, se trouvent des étrangers arrivés en France à un moment particulièrement peu accueillant et, d’un autre, des représentants – certes tardifs – d’une domination coloniale. Elle se prolonge aujourd’hui sous des formes à peine moins visibles d’influence politique, culturelle et d’exploitation des ressources naturelles.
Ces transformations personnelles ont besoin pour se réaliser d’espaces protégés où la rencontre est possible et la confiance se construit. Alors la contradiction peut s’exprimer et le discours se construire collectivement, permettant ensuite la prise de parole dans l’espace public. Dans ce travail, il est fondamental d’étudier les silences pour les comprendre. Tout ne peut pas être dit.
Avec le thème du migrant au sujet politique, nous avons voulu rendre compte de quelques expériences fructueuses de cette prise de parole par des personnes subalternisées par leur position d’étrangers.
Dans cette séance, nous proposons une écoute radiophonique suivie d’un échange autour de deux documentaires sonores qui donnent à entendre la condition des personnes en recherche de refuge. Leur méthode de fabrication illustre ce que peut être la prise de parole. Les mots des autres questionne l’usage et le sens des mots utilisés pour parler des personnes qui migrent. Issues d’ateliers radiophoniques avec des personnes en demande d’asile, les paroles racontent le processus de catégorisation des personnes étroitement lié aux représentations sur les migrations. Je suis dans la frontière, réalisé par des personnes hébergées dans foyer d’urgence, aborde concrètement ce que produit le vide juridique qui conduit à se retrouver « sans-papiers ». Ces deux documentaires sont l’occasion d’entendre le vécu des personnes assignées à la condition de « migrant » dans des contextes différents. Au-delà du témoignage, leur parole s’affirme comme un acte politique car elle rompt avec le discours dominé et reconnaissant des personnes qui se sentent en dette ; elle brise ce que nous voyons comme un silence – le discours de l’endetté – pour libérer et permettre d’être reconnu comme un sujet qui pense et agit.
Par le collectif MODUS OPERANDI