La production d’images sur les migrations a considérablement augmenté ces dernières années, et elles existent et circulent de façon diffuse que ce soit dans les cinémas, les festivals, à la télévision ou sur tout autre support de diffusion. Quel festival n’a pas mis en avant des films sur les migrations, se faisant ainsi l’écho de la place que cette question a pris au cœur des politiques et de l’actualité traitée par les médias ? Une douzaine de structures, partenaires du réseau Traces, se sont réunies pour organiser les rencontres cinéma IMAGES MIGRANTES en septembre 2019 à Lyon, afin d’interroger ces images, ce qu’elles portent de sens, comment elles évoluent en même temps que la réalité et la perception de ces questions bougent également.

Multitude des perceptions.

Les images sont de plus en plus singulières, cherchant sans doute à rendre compte de la complexité d’un sujet immense, mais aussi dans le soucis de plus contextualiser, de mieux situer les récits multiples qui racontent cette expérience aujourd’hui transversale à nos sociétés.

On pourrait tenter de catégoriser les parti-pris cinématographiques actuels, que ce soit dans le documentaire ou la fiction. Par exemple, nous pensons d’abord au cinéma direct qui se veut au plus proche de l’action, du réel, du terrain quotidien, d’une lutte de sans papiers par exemple (On vient pour la visite, La guerre des centimes, Paris Stalingrad). Quotidien parfois filmé au smartphone ou avec des caméras très légères (Les sauteurs, Tumaranké), qui font écho aux ciné-tracts des années 60. Il y a également les formes « essai », le journal filmé, le récit à la première personne qui amène vers une grande intimité partagée avec le spectateur (Exils adolescents, La Nuit remue). Certains films assument eux une longueur non conventionnelle (Héroïques landes, la frontière brûle ou les films du cinéaste chinois Wang Bing) car, peut-être, est-il nécessaire que le spectateur éprouve le temps, la solitude, la dureté de certaines situations migratoires. Pourquoi d’ailleurs faudrait-il qu’un film porte un récit limpide et fluide quand il s’agit d’expériences d’errance, d’ennui et de souffrance (faute d’accueil) ? Le récit d’une personne en migration n’est il pas souvent décousu, laborieux du fait de la complexité même de la migration comme de l’accueil ? D’autres films, aux images cliniques, impressionnantes, parfois avec une photo volontairement froide, sidérante, reflètent ou dénoncent la puissance des dispositifs qui veulent empêcher les passages des frontières, qu’il s’agisse de barrières (Les messagers) ou de bateaux sur la méditerranée (Fuocoammare, par-delà Lampedusa)… Il y a bien sûr également des films de forme classique, basés sur l’entretien filmique, avec une façon de raconter peut-être pourrait-on dire plus conventionnelle, contrainte notamment par les normes télévisuelles. Ces films-là posent la question de l’uniformisation des images et des imaginaires dans les médias dominants.

Nous pourrions continuer longtemps cette liste sans qu’elle ne soit exhaustive, mais citons encore des films dont les parti-pris esthétiques appuient, soulignent fortement l’émotion en même temps qu’elles documentent le réel (Les films de Sylvain George, d’Olivier Dury, de Pierre-Yves Vandeweerd…). Certains contribuent à fabriquer une nouvelle mythologie contemporaine, reconstituent une odyssée, en s’appuyant sur un certain symbolisme, quelque abstraction pour tisser un langage sensible. Ils constituent une expérience collective puissante dont On ne sortira pas indemne. Un autre genre serait les films dits « à dispositif » : dont les contraintes sont choisies afin de raconter par métaphores une réalité trop complexe, trop vaste, à aborder frontalement, par exemple ce que nous avons appelé des films « île », des films à huis clos (Déportado, L’escale, Koropa)…

En tentant cette sorte de typologie, on ne pourrait malgré tout pas schématiser toutes les propositions cinématographiques actuelles sans les caricaturer. Les angles de vue, les regards se diversifient aujourd’hui, chaque œuvre cherchant sa singularité, portant une pensée sur le monde en même temps que sur ses représentations cinématographiques. Chaque parti-pris formel nous ramène à des questions générales de cinéma : comment ne pas déconnecter le geste de cinéma – l’intention formelle, la façon de filmer, la recherche d’une manière de dire et montrer – de la recherche sur le sujet traité, de comment nous documentons et analysons les questions de fond ? Comment le cinéma, image en mouvement, connecte à la réalité, crée de la relation, raconte/amène de la complexité, de la compréhension, sans être dans la rhétorique des médias ou des politiques ? Comment le cinéma amène ou reflète une nouvelle perception des questions des migrations, par une pensée sensible ? Que penser au contraire des images qui ne se pensent pas, qui traitent des questions de fond par des entretiens, des mises en scène sommaires, quasi-inexistantes, et qui ne s’embarrassent pas d’explorer les possibilités du langage propre aux images (parfois les images dites illustratives ne disent rien justement)… Enfin quelles sont les questions de cinéma spécifiques au sujet des migrations qui ne sont pas simplement des questions générales de cinéma ?

« Images migrantes »

Dans le travail de programmation des rencontres IMAGES MIGRANTES, il nous a semblé percevoir plusieurs tendances intéressantes, que nous pouvons illustrer à travers quelques exemples : le cinéma de Aki Kaurismaki, deux films réalisés à la frontière de Mellila et des angles de vue inédits qui apparaissent aujourd’hui. Les propositions de ce célèbre cinéaste finlandais nous semblent bien refléter comment la place des personnes migrantes s’est déplacée aujourd’hui vers le centre des récits, alors que l’image de « l’étranger » est demeurée si longtemps celle d’un personnage secondaire, d’une présence lointaine. Lorsque le cinéaste réalise en 2011 Le Havre, les personnes en migration sont représentées par un jeune garçon, Idrissa, qui s’échappe d’un bateau conteneur au Havre alors qu’avec sa famille ils essaient de rejoindre l’Angleterre. Dans ce film, le cinéaste raconte une réalité quotidienne par un récit sous forme de conte, à grand renfort d’effets de mise en scène artificiels (lumières, musique, situation) et néanmoins magnifiques sollicitant l’attachement, l’empathie. Il dit l’élan de solidarité de la part de personnes accueillantes. Mais la personne migrante est muette ou presque dans ce film, elle est ce personnage à sauver, dont on souhaite prendre soin, mais qu’on méconnaît. En 2017, Kaurismaki réalise un deuxième film très différent : L’Autre Côté de l’espoir. Cette fois, le personnage principal, Khaled, est un réfugié syrien. Les personnes accueillantes (ou non) sont au second plan, constituent le décor plus que l’action. L’atmosphère est beaucoup plus grave, le récit entre dans les détails, documentant les démarches administratives auxquelles sont confrontés les demandeurs d’asile. Aki Kaurismaki inclut quelques extraits des informations d’un journal télévisuel ; la fiction se rapproche du documentaire. Autant Le Havre finit sur une note pleine d’espoir, autant, dans ce second film, l’issue est plus incertaine et la violence quotidienne plus concrète. Les images y prennent le temps d’exprimer la détresse et la solitude de Khaled. La personne migrante n’est plus cette figure extérieure au récit par rapport à laquelle on devrait se positionner de façon manichéenne. Au contraire, dans ce 2e film, elle est bien là au centre, au cœur des villes et il s’agit moins d’interroger la légitimité des migrations et le regard des accueillants que la question de la place donnée aux personnes migrantes (et prise par). Le regard s’est déplacé et la distance au sujet également.

Prenons maintenant l’exemple de deux documentaires tournés au même endroit, dans la forêt sur la montagne Gourougou, au Maroc, à la frontière de la ville de Melilla, enclave espagnole entre l’Afrique et l’Europe. En 2014, David Fedele, cinéaste australien réalise The Land Between. En 2016, Estephan Wagner et Moritz Siebert rencontrent sur place un jeune de Côte d’Ivoire, Abou Bakar Sidibé et réalisent ensemble le film Les sauteurs. Les deux films, beaucoup primés l’un et l’autre en de nombreux festivals, documentent précisément la même chose : des parcours et des conditions de vie (se nourrir, s’abriter de manière précaire), des rêves, des espoirs et des désillusions, l’organisation collective et les stratégies des personnes en migration, le passage de la frontière et la confrontation à ses polices, l’inclusion d’images de caméra de vidéo-surveillance… Cependant, dans leurs parti-pris formels, les films amènent deux expériences cinématographiques très différentes. Dans The Land Between, souvent le réalisateur ne comprend pas la langue des personnes qu’il filme, ce qui provoque une certaine distance, la caméra est plutôt statique et les entretiens mis en scène dans un cadre bien réfléchi et posé. Dans Les sauteurs, les deux réalisateurs allemands confient une petite caméra légère à Abou Bakar Sidibé et l’invitent à filmer son quotidien à la frontière (il s’était fait connaître dans un reportage pour une télévision espagnole, après 15 mois de présence à cette frontière). Abou Bakar Sidibé dit dans une interview : »Au début j’étais intéressé par l’argent que je devais recevoir. Mais au fil du temps, j’ai commencé à aimer la caméra et à aimer rendre compte de la vie du ghetto ». Le résultat est un film fruit d’une collaboration entre les deux cinéastes allemands et Abou Bakar Sidibé qui, après la réalisation du film et le passage des frontières, décide de devenir cinéaste en Allemagne. Ce film est porté par l’image très intuitive d’Abou, son regard sur sa propre vie, et une énergie, un ton, une joie dans cette création, malgré les situations dramatiques filmées. Ce qui surprend, tant cette joie n’est pas habituelle dans les documentaires sur les migrations. Le film est un dialogue entre les 3 réalisateurs. On ne connaît pas en détails les termes de l’échange mais cela nous semble intéressant comment le film porte en avant le regard de la personne concernée, sans filtre semble-t-il. Cela est bien sûr en partie un leurre, un ressort de cinéma, puisque le film est toujours une mise en scène. La personne migrante n’est plus une figure lointaine dans le récit, ce n’est plus même « l’étranger que le film interroge », il est ici l’acteur (au sens vécu et filmé) dans le film de son propre récit.

Prendre place

Ce film s’inscrit pour nous dans un mouvement passionnant de prises de paroles (et d’images) des personnes migrantes. Paroles et regards qui prennent part aux échanges au cœur de la société et qui confirment que les personnes migrantes sont bien des acteurs importants là où elles se trouvent. De même que pour d’autres cinéastes exilés que nous avons invités dans ces rencontres (Tuyet Pham, Nasruddin Gladeema, Kaveh Bakhtiari), réaliser un film peut s’entendre par : « on est ici, on vit ici, et voici comment nous voyons les choses ». Lors d’IMAGES MIGRANTES nous avons aussi montré des films réalisés en atelier, à plusieurs mains, également des collaborations entre personnes en migration et personnes « installées », qui sont l’occasion d’un travail « d’empowerment » : susciter la prise de paroles lorsqu’elle n’est pas forcément spontanée. Alors que l’on peut se demander quelle place réelle est donnée à l’expression des personnes en migration et quels moyens sont mobilisés pour permettre cette expression, ces initiatives peuvent être une piste de réponse.

Dire et montrer, autrement

Enfin, un dernier aspect nous intéresse particulièrement parmi les nombreux films qui émergent aujourd’hui autour des questions de migrations, qu’ils soient des fictions ou des documentaires, ou ne s’embarrassant pas de cette distinction jouant du trouble entre les deux. Des films qui tentent de traiter du sujet de façons nouvelles, en prenant le risque d’aller vers le cinéma de genre (notamment fantastique), avec par exemple le film Atlantique de Mati Diop, palme d’or à Cannes. Ou avec Pierre Creton qui avec son film Bel été centre le récit autour des questions de l’amour et de la sensualité qui se présentent dans la rencontre entre « personnes d’ici » et « d’ailleurs ».

Beaucoup de cinéastes décident ainsi de ne plus traiter ou de ne plus « s’attarder » sur les raisons de l’exil pour se concentrer sur les conditions et les préoccupations de vie au présent et au futur. Signe sans doute que, si jusqu’à présent on voyait surtout une tendance à appuyer le drame d’une migration difficile ou à héroïser au contraire le parcours d’une personne migrante qui réussit son épopée et son « intégration », le cinéma peut participer également à normaliser les représentations des personnes en migrations, en considérant leur diversité, leur complexité et leurs singularités.

En diversifiant les formes et les réalisations, le cinéma déplace les regards ou, du moins, reflète un déplacement en cours des imaginaires sur les migrations… Quelle est l’interaction entre la fabrication du récit (des images) et ce que l’on nomme la réalité ? L’une change probablement l’autre et réciproquement … Telle est en tout cas la perspective que se donne le programme IMAGES MIGRANTES du réseau Traces : continuer à interroger les migrations en même temps que ses représentations, le cinéma étant un merveilleux média pour interroger le monde…

Sébastien Escande, Coordinateur du réseau Traces

ARTICLE PUBLIÉ dans la revue ÉCARTS D’IDENTITÉ #33, décembre 2019

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