La gauche et la race
Réflexions sur les marches de la dignité et les antimouvements décoloniaux
Manuel Boucher
Édtions L’harmattan.
À l’heure où le débat sur «l’islamophobie» divise intellectuels et militants de «gauche», il peut être profitable de lire ou de relire cet essai de M. Boucher sur La gauche et la race.
De la revue des différents travaux que l’auteur fait sur la gauche, il ressort que, d’une part, la «désunion» est un «pli ordinaire de la gauche dans son histoire», notamment entre «révolutionnaires» et «réformistes» et, d’autre part qu’il y a une «attitude» ou une «sensibilité de gauche», un «comportement de gauche très antagoniste à la droite», une «culture de gauche» qui consiste «à changer la société en plaçant le principe d’égalité au centre» de son projet. Bref, à «émanciper» les individus de toute forme de domination (économique, sociale, religieuse, etc.).
Cependant le XXIe siècle (passage à la société postindustrielle, extension du processus de mondialisation néo-libérale, disparition de la classe ouvrière en tant que mouvement social, délitement de la social-démocratie dans la financiarisation du monde, etc.) met de nouveau «en péril» cette «culture de gauche». Du moins de la gauche populaire et sociale supplantée par une «gauche culturelle» plus mobilisée sur des questions sociétales dans des processus de subjectivisation des acteurs en termes d’«identité culturelle» : « A gauche, ce n’est plus l’«égalité» liée aux droits sociaux et à la lutte des classes qui est au centre des débats et des combats collectifs mais la reconnaissance de la «différence» et des particularismes associée aux droits culturels et aux revendications communautaires». L’auteur voit dans cette tendance une dérive voire un délitement de la gauche qui la délégitime. D’une part, au profit des populistes des «droites nationalistes». D’autre part au profit de ces nouveaux militants «antiracistes» et «décoloniaux» formant une «bourgeoisie ethnique» qui « Tout en dénonçant, à juste titre les discriminations subies par les habitants ethnicisés des quartiers ségrégués et ghettoïsés participent à la coproduction de la racisation des rapports sociaux », dont le PIR (Parti des Indigènes de la République – appel fondateur de 2005) représente comme la forme embryonnaire et dont «l’influence pesante» se trouve «au coeur de ce livre», «fruit d’un sentiment d’indignation et de révolte de la part d’un homme élevé dans une tradition de gauche» (éléments biographiques et photos familiales à l’appui) et dont la trajectoire militante et de chercheur a permis «d’associer le combat pour le progrès social et l’émancipation des classes populaires avec la lutte contre toutes les formes de racisme, d’ethnicisation et de racisation».
Cet ouvrage se veut pour l’auteur «une réponse à un sentiment d’inquiétude face aux fractures identitaires» dans la société et dans le monde de la gauche. Une inquiétude formulée en «deux questions centrales» : «la gauche n’entre-t-elle pas dans une impasse la conduisant à devoir légitimer l’existence d’un séparatisme ethno-culturel » ? et « la gauche (en particulier la «gauche antilibérale» et «mouvementiste» qui s’oppose à la «gauche de la gestion») ne participe-t-elle pas à remettre en question l’identité même de la gauche universaliste et humaniste…» ?
Questions importantes en ceci qu’elles participent à alimenter le débat actuel sur les modalités de lutte contre les formes du racisme, les responsabilités des acteurs «de gauche», les formes de subjectivation individuelles et collectives dans la société d’aujourd’hui et l’émergence de nouveaux acteurs dans le champ de la lutte et les confusions des stratégies et plus profondément encore des valeurs dont sont porteurs certains de ces acteurs, etc.
Pour y répondre, l’auteur mobilise sa propre méthode : observer les «indigénistes» dans les manifestations, décrypter leurs slogans et propos et enfin interroger «à partir de cas et d’affaires politico-médiatiques récentes, les déchirures et ruptures de la gauche à propos des questions culturelles et ethnoraciale »… Reste que ces «déchirures» ne traversent pas seulement le camp de «la gauche émancipatrice» mais aussi celui que l’auteur appelle les antimouvements «identitaristes décoloniaux» (qui ne se limitent pas aux « indigènes de la République»). Ces derniers ne forment pas plus bloc ou masse homogène (ni idéologiquement ni culturellement ni même politiquement). Dans l’un et l’autre (et entre les deux), ces questions nécessitent des élaborations plus profondes sur les plans aussi bien historique, social, de la reconnaissance des héritages, des valeurs à défendre, des discriminations à éradiquer que sur celui des stratégies des luttes émancipatrices à mener. Autrement dit, la fameuse «contradiction» entre le primaire (domination dans les rapports de production) et le secondaire («dominations symboliques») n’en est peut-être plus une (c’est une des mutations anthropologiques – ou de la «créolisation» – en cours : le degré de sensibilité à la dignité sociale est plus accru, il chevauche tous les «curseurs» des «différences» sociales et sociétales). Les deux opèrent ensemble, ont des effets sur les processus de subjectivation/ désubjectivation et de socialisation/désocialisation et alimentent les ressentiments des acteurs les moins armés à y faire face (ainsi que les stratégies de ceux qui mobilisent en toute connaissance de cause et dans leurs propres buts la notion de «race» ou les dimensions de la religion ou de l’identité). Ce qui nécessite une nouvelle grammaire transversale («une pensée, des projets de gauche»), sans complaisance pour les dérives ni déni des problèmes.
Le livre de M. Boucher, théoricien par ailleurs des «turbulences» et désordres sociaux, contribue, à sa manière, à ce renouvellement.
Abdellatif CHAOUITE
> https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=61353
Cet article a été publié dans la revue ÉCARTS D’IDENTITÉ # 133