Le violon d’un parent disparu délivré d’un étui enseveli sous les années ; une cassette de chants traditionnels grésillants retrouvée par hasard dans un vieux Ferguson ; une mélodie qui s’impose intacte à la mémoire, avec toute son escorte de souvenirs enfouis ; un oud transmis de génération en génération, témoin survivant des guerres et des exils d’une famille éparpillée à travers le monde… De par sa grande force de réminiscence, la musique est un personnage privilégié des films qui racontent l’exil, la résistance à l’oubli, la nostalgie du pays perdu. Elle est aussi ce dernier fil invisible qui demeure entre ceux qui sont restés et ceux qui sont partis.

Sur scène comme à l’écran, elle incarne bien souvent la possibilité d’une trêve dans le flot incessant des combats quotidiens qu’ont à mener les personnes et les collectifs en situation de migration forcée. Au coin du feu d’un camps de réfugiés, dans un foyer pour jeunes migrants, au sein d’un orchestre symphonique israélo-palestinien ou d’une résidence de création interculturelle, la musique est souvent convoquée comme un écrin rassembleur, un espace-temps permettant de rencontrer l’autre et de se retrouver soi-même lorsque tout semble étranger.

En tant qu’ambiance sonore ou que personnage cinématographique à part entière, la musique, migrante par définition, est cette force tout autant capable de lever les étendards que d’emporter les frontières sur son passage, de défendre son territoire que d’inventer de nouvelles géographies culturelles et politiques.

En accompagnement de la projection de Cuivres débridés – à la rencontre du Swing, le documentaire nomade de Johan van der Keuken sur les traces et réappropriations des fanfares coloniales à travers les cinq continents, nous proposons ici une sélection, courte et nécessairement subjective, de films documentaires ou de fiction qui illustrent quelques-uns des fils problématiques des “musiques migrantes” portées à l’écran.

 

Mélodies de l’exil

Voies du Rebetiko, un documentaire de Timon Koulmasis et Iro Siafliaki, Grèce, Pays-Bas, France, 2003, 52min

« Si tu chantes la douleur du monde/tu chantes aussi ton propre chagrin./Si tu chantes seulement ta propre tristesse/tu n’es pas un vrai rébète. » (Vangelis Papazoglou) Le rebetiko est la chanson grecque populaire par excellence. Né dans les bas-fonds du Pirée au début du siècle, il raconte les joies et les peines de l’amour, la dureté du travail, la drogue et la prison, l’exil. La chanson dite « rebetiko » apparaît sur fond de catastrophe historique : l’expulsion d’un million et demi de Grecs de leur patrie millénaire en Asie mineure après le conflit gréco-turc de 1922 et leur installation comme réfugiés dans les banlieues des grandes villes. Leur arrivée transforme une expression musicale improvisée collectivement à l’origine dans les prisons et les « tekke » – fumeries clandestines de haschish – en chanson populaire des bas-fonds.

Amir, la vie d’un musicien afghan réfugié à Peshawar, Pakistan. Un documentaire de John Baily, Royaume-Uni, 1986, 53min

Fuyant la guerre civile qui ravage leur pays, plusieurs millions d’Afghans se sont réfugiés au Pakistan, et plus particulièrement autour de la ville de Peshawar, proche de la frontière. Ils vivent, pour la plupart, dans des camps contrôlés par le gouvernement et les Nations Unies, mais des milliers d’entre eux se sont installés en ville et tentent, tant bien que mal, d’y refaire leur vie. Entre 1973 et 1977, John Baily mène une vaste enquête de terrain ethnomusicologique sur les musiques urbaines d’Afghanistan, en particulier dans la ville occidentale d’Herat. En 1985, il se rend à Peshawar pour filmer les musiciens afghans réfugiés et retrouve son vieil ami Amir Mohammad. Chanteur et ancien joueur d’harmonium reconverti au rubad (une sorte de luth), Amir a rejoint le groupe du chanteur Pashto, Shah Wali, un musicien afghan réfugié devenu une star de la radio et de la télévision locales. Le film dépeint la vie d’Amir en tant que réfugié, ses conditions de vie à Peshawar et son désir de revenir à Herat, mais aussi sa vie de musicien professionnel et ses relations avec d’autres musiciens. Les réfugiés afghans expriment leurs aspirations à travers des chansons politiques qui ont pour thème la guerre civile en Afghanistan, l’exil, le nationalisme et la révolution islamique.

 

Retours aux sources

Les Deux chevaux de Gengis Khan, une fiction de Byambasuren Davaa, Allemagne, Mongolie, 2009, 87min

Une promesse, une ancienne vièle à tête de cheval détruite et une chanson qu’on croyait perdue conduisent la chanteuse chinoise Urna à retourner en Mongolie. Du violon qui a appartenu à sa grand mère, seuls subsistent la tête du violon et son manche, sur lequel ont été gravés les vers d’un ancien chant traditionnel mongol. Une fois l’instrument restauré par un célèbre luthier d’Hicheengui, Urna s’élance dans un périple musical, culturel et social à travers les steppes, en quête des vers manquants de la chanson.

Choeurs en exil, un documentaire de Turi Finocchiaro et Nathalie Rossetti, France, Pologne, Belgique, 2001, 77min

Pour transmettre une tradition de chant ancestral, Aram et Virginia, un couple d’Arméniens de la diaspora, emmènent une troupe d’acteurs européens de l’Institut Grotowski de Wroclaw dans un voyage initiatique en Anatolie sur les lieux où autrefois cet art prospérait. Chemin faisant, leur questionnement fait réémerger la richesse d’une culture anéantie : le chant et le théâtre deviennent alors langue de création et de partage, souffle de vie.

 

La possibilité d’une trêve

Knowledge is the beginning, un documentaire de Paul Smaczny, Allemagne, 2005, 92min

« Knowledge is the Beginning » retrace l’histoire du West-Eastern Divan Orchestra, orchestre de jeunes musiciens du Proche-Orient fondé par le pianiste et chef d’orchestre Daniel Barenboïm et l’intellectuel Edward Saïd, afin de promouvoir le dialogue et la paix. Depuis 1999, le projet permet ainsi de réunir de jeunes musiciens juifs et arabes autour d’un même programme musical, par-delà les préjugés et les difficultés politiques affectant la région. L’orchestre répète désormais chaque été à Séville, haut lieu du croisement des cultures, et est amené à se produire en tournée en Europe et dans le monde entier. Ce documentaire, à travers des images de répétitions et de concerts, ou de diverses réceptions, montre la vie quotidienne de cette formation unique. Toutes sortes de difficultés surgissent, que la musique permet de surmonter, en dépassant les différences culturelles. Malgré une foule d’obstacles politiques et de problèmes liés à la structure administrative de l’orchestre, celui-ci a réalisé l’impossible en jouant en Palestine. Ce concert, retransmis en direct de Ramallah, a marqué les esprits dans le monde entier, y compris en dehors des cercles habituels des auditeurs de musique classique. Pour le fondateur de cet ensemble, Daniel Barenboïm, l’aventure que vit cet orchestre est une expérience, une métaphore vivante de ce qui pourrait être réalisé politiquement au Moyen-Orient.

L’Orchestre souterrain, un documentaire de Heddy Honigmann, France, Pays-Bas, 1997, 108 min

« Ils font danser les filles dans le métro, campent avec leur dulcinée dans les chambres de bonne, se font pourchasser par les flics, se trimbalent partout avec leur violoncelle, et comptent leur monnaie sur des tables de bistrot. La plupart d’entre eux sont dans l’impossibilité de rentrer chez eux » (Heddy Honigmann). Parmi ces personnages qui gagnent leur vie dans le métro de Paris, et se retrouvent pour jouer ensemble sous les arcades de la place des Vosges : un harpiste vénézuélien, un violoniste de Sarajevo, une chanteuse malienne et un cithariste roumain… Ils ont connu la guerre, un coup d’État, la pauvreté, la faim ou l’oppression, ils partagent la même histoire d’exil, de résistance, de solitude et d’espoir.

 

Contrarier les frontières

Moi, je suis avec la mariée (en italien, Io sto con la sposa ; en anglais, On the Bride’s side) un documentaire de Antonio Augugliaro, Gabriele del Grande, Khaled Soliman al Nassiry, 2014, Italie, 98min

C’est l’histoire de cinq palestiniens et syriens qui ont fui la guerre en Syrie, ont gagné l’Italie via l’île de Lampedusa, et inventent un stratagème pour traverser les 3000 km qui les séparent de leur destination finale, la Suède où ils souhaitent demander l’asile politique. L’Italie, cette terre marquée par les relents de si nombreuses traversées inachevées, est ici le point de départ pour un voyage rocambolesque mettant en scène un couple factice de jeunes mariés, et une bonne quinzaine de témoins et invités de circonstance, tous syriens et italiens qui vont tenir le rôle d’animateurs et musiciens de ce cortège nuptial défiant les frontières de l’Europe. Qui en effet oserait interrompre un mariage pour demander leurs papiers d’identité à ces visages remplis de joie, d’amour et d’émotion ? Dans ce film documentaire où la caméra accompagne d’un oeil ami et impliqué les quatre jours de traversée de Milan à Malmö, la musique tient un rôle de premier plan. Comme moteur de la fête, comme liant entre les différentes personnes embarquées dans l’aventure, et leurs différentes histoires, et enfin comme refuge qui aide à calmer les estomacs noués par la peur et le bruit des bombes en Syrie, ou par l’angoisse de devoir faire marche arrière en Europe.

 

Inventer de nouvelles géographies culturelles

Chants de sable et d’étoiles – La Musique liturgique juive, un documentaire de Nicolas Klotz, Belgique, France, 1996, 90 min

La musique juive est l’une des plus multiples et des plus variées qui soit. Elle a suivi, au fil des siècles et même des millénaires, les influences de toutes les cultures traversées et habitées par la diaspora : depuis le sable du désert de Judée jusqu’aux steppes d’Asie centrale. Ce film part à la recherche des racines de la musique qui accompagne la liturgie juive d’aujourd’hui en ouvrant les portes de son histoire et en retraçant son évolution. C’est le musicien Ami Flammer qui nous sert de guide pour ce voyage qui débute à Anvers et nous mène à travers le monde, de l’Azerbaïdjan à Manhattan, en passant par la Turquie, l’Afrique du Nord et Israël. On y découvre la pratique musicale quotidienne des différentes communautés de la diaspora, en prise directe avec la culture non juive dans laquelle elles vivent.

Cuivres débridés, à la rencontre du swing. Un documentaire de Johan Van der Keuken, Pays-Bas, 1993, 106min

Les instruments à vent sont venus d’Europe, avec les armées, les marchands et les églises pour se répandre dans le monde entier. Ils ont conquis les terres, asservi les peuples. Face aux tam-tams, ils ont loué le Dieu unique. Mais les peuples se sont libérés. Ils se sont détachés de leur passé colonial pour retrouver leurs propres rythmes. « Van der Keuken a promené sa caméra au Népal, au Surinam, dans la péninsule de Minahassa, au Ghana pour capter les mutations étranges que les cultures locales ont exercé sur les flonflons des bonnes vieilles fanfares coloniales… » (The Times)

 

Laura Jouve-Villard, chargée de la recherche au CMTRA

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