En 2006, la réalisatrice Tuyet Pham, réfugiée du Vietnam et citoyenne française depuis 1975, perd sa carte d’identité. La demande de renouvellement de sa carte d’identité vire au cauchemar administratif : elle doit retrouver l’acte de naissance de son arrière-grand-père français, installé en tant que colon dans ce qu’on appelait alors le Tonkin. Cette situation l’amène à revisiter son passé intimement lié à l’histoire coloniale de la France.
A l’occasion de sa venue à Lyon dans le cadre du festival « Images migrantes », dans le cadre d’un entretien avec Marina Chauliac (anthropologue – Institut interdisciplinaire d’Anthropologie du Contemporain (IIAC) EHESS-CNRS), elle revient sur les raisons qui l’ont amenée à faire ce film, la manière dont elle l’a pensé et comment il a été reçu par le public.
 
 
– Pourquoi faire ce film? Peux-tu revenir sur l’élément déclencheur?
 
L’élément déclencheur, c’est quand j’ai appris que ma nationalité française allait être remise en question, suite à la perte de mes papiers d’identité. C’est devenu un film, mais cela aurait pu être autre chose, un livre par exemple. Il s’agissait d’un appel au secours et de la dénonciation d’un scandale, un cri de désespoir et d’incompréhension tant je me sentais atteinte. Plus que le rejet, c’est à ce moment-là que j’ai senti ce que cette nationalité signifiait, que je faisais partie de la communauté de langue, de culture, humaine du pays où je vivais. C’est comme si j’étais jetée dans une fosse pour un bout de papier qu’on aurait pu retrouver, car les cartes d’identité étaient déjà biométriques à cette époque. Il n’y avait plus rien d’humain dans le traitement qu’on m’infligeait. C’était un événement invisible. Dans ma vie, rien n’avait changé, ma vie de famille avec mes enfants, ma vie sociale. J’étais la même qu’avant mais c’était comme une décision de m’éliminer en tant que citoyenne, me radier. En plus je donnais depuis longtemps des cours de français langue étrangère; je me sentais habilitée, j’avais l’honneur de faire ce travail et pour un bout de papier, j’allais perdre mes droits et mes devoirs.
 
– Mais dans le film, on trouve aussi de nombreuses autres thématiques: l’histoire coloniale de la France, le rapport aux parents, la question de la transmission… Comment as-tu été amenée à traiter de ces sujets?
 
La douleur que j’ai ressentie, et dont la nature était obscure, a pris des dimensions importantes. Cela m’a dépassée. Il fallait que je comprenne, il fallait que je tire le fil, que j’arrive jusqu’au bout. Tout ce qui était enfoui dans ma vie, dans la vie de mes parents est remonté à la surface.
Faire un film, c’est très long, ce n’est pas un travail solitaire. Le producteur, les institutions y participent. Au départ, la première année, j’étais seule. Mais j’avais besoin que ce soit entendu, partageable. Les personnes concernées étaient très touchées par mes intentions mais ils voulaient en savoir plus. C’est là que le travail du film et mon cheminement personnel se sont rencontrés.
 
– Pourquoi convoquer tes parents dans le film? Est-ce que parce que votre histoire renvoie aussi à celle de l’accueil des réfugiés vietnamiens en France, à ce qu’on leur a proposé comme travail, au déclassement social….?
 
Mon vécu ou notre vécu n’a pas été celui-là. On a toujours trouvé qu’on était accueilli. Je n’avais pas de constat amer et mes parents non plus. J’ai trouvé intéressant de montrer qu’il y avait de l’arrachement mais c’est inhérent à des destins comme les nôtres. Je ne mettais pas les difficultés rencontrées sur le compte de l’Etat français. On a eu une vie acceptable, on vivait comme tout le monde. Je travaillais, mes parents avaient leur retraite.
Mais quand j’ai eu ce problème de papiers, il y avait de la résonance, du mépris qui remontait plus loin que notre venue en France, qui remontait à la colonisation. C’était comme inscrit dans l’ADN, non pas du Français « ordinaire », mais de l’administration. Pourquoi on nous traite comme cela? J’ai essayé de trouver la résonance la plus juste et je suis remontée à l’histoire de la colonisation où il y avait bien de la domination, un rapport de maitre à esclave.
Revenir sur le cheminement personnel et familial, c’était montrer qu’au-delà des papiers, il y avait des histoires de vie. Ce n’était pas ma nationalité française qui était seulement remise en question, mais la nationalité de mes parents, mes grands parents, jusqu’à mon arrière-grand-père. Je voulais montrer que quand on touche à cela, on touche à des vies, des personnes. Et notre nationalité française acquise par filiation, à partir de mon arrière-grand-père colon et parisien, s’inscrit intimement dans le lien entre le Vietnam et la France. Un lien qui a commencé par des conquêtes et dominations infligées par la France.
 
– La langue française a une place importante dans le film. Toi-même tu l’enseignes, peux-tu m’en dire un peu plus sur ton rapport à cette langue et la place que tu lui accordes?
 
C’est la seule langue qu’il me reste, c’est la matière première, c’est avec elle je transmets mes émotions, mon histoire. C’est un film adressé aux français, ce n’est pas un film franco-vietnamien. Cette langue que j’utilise, que je transmets… (même si je peux parfois la perdre, ne plus trouver mes mots), c’est mon monde, mon univers. Je veux raconter comment je me suis constituée avec cette langue française. J’ai des souvenirs très exacts de mes premiers mots. Les mots, c’est comme des personnes qu’on rencontre, qui deviennent des mondes. Chaque mot, c’est un livre une strate, chaque texte de chanson est empli de vie. Lors de chaque cours de français que je donne, depuis 25 ans, j’ai l’impression de réinventer la langue. J’ai essayé de transmettre des émotions à travers des mots.
 
– Dans le film, on voit ta fille chanter une berceuse vietnamienne. Pourquoi avoir choisi de filmer ce moment-là?
 
C’est ça la nationalité française, c’est ça l’histoire de la France: ma fille qui ne parle pas vietnamien dont la langue maternelle est le français. Nous sommes des Français nourris, faits de plusieurs langues, c’est comme cela qu’on participe à la construction de la France.
 
Est-ce que d’autres films qui t’ont inspiré?
 
Non, mais j’ai des films que j’aime: Chroniques d’un été d’Edgar Morin et Jean Rouch avec une femme qui demande « Etes-vous heureux ? », les réalisateurs comme Johan van der Keuken, Rohmer.
Je me suis surtout inspirée de vieilles photos de Paris des archives, notamment du photographe Henry Lemoine et des photos de familles prêtées par des particuliers. Je devais retrouver cet arrière-grand-père et la seule chose que je voyais c’était ces photos où j’essayais d’identifier des personnes, des photos où l’on voyait des gens de Paris (enfants, jeunes ouvriers comme lui jeune homme, ou légionnaires comme lui plus tard).
 
– Quatre ans après la sortie du film, quels retours de spectateurs as-tu eus?
 
Les réactions ont été très différentes. Parfois, on me disait que ça ne devait pas être si difficile, comme si j’avais un peu exagéré. L’écho entre mon histoire et la colonisation française n’était pas forcément partagé. Pour beaucoup de Vietnamiens du Sud en France, c’est inutile de reparler du passé colonial de la France en Indochine, alors que notre connaissance de cette histoire est très médiocre. Cela n’a pas été travaillé, il reste encore beaucoup à faire.
D’autres réactions étaient plus intéressantes, notamment de la part des gens de ma génération, nés au Vietnam et arrivés jeunes en France.
Il y a eu beaucoup plus d’intérêt du côté de la jeune génération, des gens nés ici qui auraient pu être mes enfants et dont les parents ne parlent pas du tout de l’histoire du Vietnam. Il leur manque des explications, des récits. Ils ont été beaucoup plus touchés par le film et sont venus me voir à la fin. Le film a pu leur suggérer des éléments pour comprendre des souffrances familiales tues. Et puis des Français, jusqu’à la cinquantaine, qui ne connaissaient pas du tout les détails du lien historique entre le Vietnam et la France ont été surpris (comme moi j’ai pu l’être).
Avant de faire ce travail, j’entendais surtout des choses positives entre ces deux pays : la nourriture vietnamienne, la sympathie des Vietnamiens envers les Français… les Français aiment bien le Vietnam et vice-versa. Mais les conquêtes, les tueries, les condamnations, les exodes, cela ne fait plus partie de l’histoire récente de nos deux pays, et c’est complètement ignoré pour la majorité des gens.
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